Arendt à Jérusalem

Rarement le compte rendu d’un procès aura été autant commenté ; il faut dire que l’accusé n’était pas n’importe qui, ni l’observatrice. Le récit du procès d’Adolf Eichmann, qui s’étendit du 11 avril au 23 juin 1961 et auquel Arendt n’assista que partiellement, parut dans le New Yorker en 1963, puis dans un livre intitulé Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Les éditions de L’Herne apportent une contribution au débat soulevé par le texte de Hannah Arendt et actualisent sa pensée en traduisant de nombreuses interventions inédites. Un formidable travail en deux volumes.


Hannah Arendt et Karl Jaspers, À propos de l’affaire Eichmann. Suivi d’un texte d’Alexandre Mitscherlich. Avant-propos de Martine Leibovici et Aurore Mréjen. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Alexis Tautou et Martine Leibovici. L’Herne, 112 p., 14 €

Martine Leibovici et Aurore Mréjen (dir.), Cahier Hannah Arendt. L’Herne, 312 p., 33 €


On trouvera dans le premier de ces volumes, À propos de l’affaire Eichmann, deux textes au sujet de l’interminable controverse que Hannah Arendt provoqua avec Eichmann à Jérusalem. Le premier est la transcription d’un entretien radiophonique, le 14 février 1965, avec le philosophe Karl Jaspers sur Radio Studio Bâle. Le second est la traduction d’un article du psychiatre Alexander Mitscherlich, paru dans l’édition du 26 janvier 1965 de Der Spiegel. Tous deux réagissent aux critiques des positions d’Arendt émises alors plus particulièrement en Allemagne de l’Ouest (Eichmann à Jérusalem ne fut que très tardivement édité dans l’autre Allemagne).

Cahier de l'Herne Hannah Arendt et À propos de l’affaire Eichmann

Karl Jaspers (1910)

Karl Jaspers avait été le directeur de thèse d’Hannah Arendt. « Émigré de l’intérieur » sous le nazisme, comme le désignait Jürgen Habermas, marié à une Juive, le philosophe avait publié dès 1945 son fameux livre Die Schuldfrage, traduit trois ans plus tard en français sous le titre La culpabilité allemande, dans lequel il posait la question de la responsabilité individuelle dans les crimes du IIIe Reich. Contrairement à Arendt, il avait rompu avec Martin Heidegger en 1933 (ne reprenant avec lui que des échanges sporadiques et plutôt aigres quelques années avant sa mort).

L’entretien, conduit par Peter Wyss, porte sur un point de la polémique qui avait eu un écho particulier en Allemagne : il concerne la résistance allemande au nazisme. Les conjurés de l’attentat (raté) du 20 juillet 1944 étaient alors érigés en héros de la résistance au nazisme dans la RFA construite après la guerre. Lus aujourd’hui, les reproches adressés à Arendt, qui rappelle que cet attentat d’officiers de la Wehrmacht autour du comte Claus von Stauffenberg n’avait pas eu lieu à cause de l’assassinat des Juifs et d’autres crimes mais « pour le salut de l’État allemand et pour trouver la meilleure issue possible à la guerre », n’ont plus lieu d’être. Plus personne en Allemagne ou ailleurs ne peut la contester sur ce sujet. Défendre Arendt était en revanche plus difficile s’agissant des Judenräte (les conseils juifs) et de ce qui put être compris – quoiqu’elle s’en soit défendue – comme un jugement. Jaspers admet d’ailleurs ne pas être à l’aise sur le terrain de la connaissance historique.

Auteur avec Margarete Mitscherlich du premier ouvrage analysant le refoulement du IIIe Reich dans la mémoire des Allemands (traduit sous le titre Le deuil impossible. Les fondements du comportement collectif, publié en 1972), Alexander Mitscherlich avait assisté au procès des médecins à Nuremberg en 1947. Son texte justifie la posture de psychiatre qu’aurait adoptée, sans en avoir conscience, Arendt face à Eichmann. Ce qui expliquerait ce ton et cette distance qui lui furent tant de fois reprochés, alors qu’on pourrait convenir que l’ironie peut être bien plus cruelle que le tragique. Deux plaidoyers, donc, en faveur de la théoricienne de la politique, puisque Arendt refusait le titre de philosophe (ce que, encore, on a quelque mal à comprendre).

Cahier de l'Herne Hannah Arendt et À propos de l’affaire Eichmann

Avec le recul, on voit que la notion de « zone grise » que l’on doit à Primo Levi n’avait pas alors acquis la place qu’elle occupe désormais. Ainsi, et à titre d’exemple, les réflexions expéditives qu’Arendt s’autorisa concernant le rôle de l’avocat hongrois Rezső Kasztner, lequel sauva plus de 1 600 Juifs, constituent bel et bien un jugement. Quant à la personnalité d’Eichmann telle qu’elle l’a perçue, il faut rappeler qu’elle n’avait pas assisté à la séance du procès où il prononça sa défense. Il reste cependant, et quelques réserves qu’on puisse avoir, que, comme l’écrit la philosophe Susan Neiman dans son livre Evil in Modern Thought (en cours de traduction aux éditions Premier Parallèle), Eichmann à Jérusalem constitue la contribution sur la question du mal en rapport avec le nazisme la plus importante du XXe siècle – une question qu’elle allait ouvrir avec ce titre ambigu. De fait, le bien-fondé de la traduction de ces deux textes réside surtout dans le fait qu’ils remettent en mémoire la difficulté de la société allemande à affronter le passé lorsque sortit le rapport d’Arendt. Les difficultés, désormais bien documentées, rencontrées par le procureur Fritz Bauer à faire comparaître les SS dans les procès dits « d’Auschwitz », en 1963, en attestent.

Le Cahier de L’Herne dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen comprend 57 articles, dont 25 inédits. Articulées autour de thèmes « arendtiens », comme « Le totalitarisme », « Le droit d’avoir des droits », « Liberté et modernité », les contributions originales font état des avancées de la réflexion dans le droit fil de la pensée d’Arendt. On notera l’intérêt que représente son activité épistolaire active avec d’autres chercheurs sur des sujets intellectuels, mais aussi avec ses nombreux amis, notamment sa correspondance avec le sociologue David Riesman (auteur du célèbre La foule solitaire, publié en 1950 et traduit en français en 1964) sur Les origines du totalitarisme qui sortit aux États-Unis en 1951. Arendt et Riesman échangent des arguments concernant la comparaison entre le nazisme et le bolchevisme et fournissent l’exemple d’un véritable débat intellectuel entre chercheurs dans lequel chacun écoute l’autre et ne cherche pas à marquer des points. Preuve, comme l’enseignait Pierre Bourdieu, de la nécessité d’échanger car les génies solitaires, ça n’existe pas (ou alors ils restent sur le bord de la route, précisait-il). On trouvera également des « curiosités » pour nos yeux actuels, ainsi cet « Appel pour la paix au Proche-Orient » publié en 1973 dans Le Nouvel Observateur, et bien oublié depuis, signé par des personnalités (dont la plupart ne sont plus de ce monde) venues d’horizons si différents qu’une telle rencontre serait aujourd’hui improbable.

On trouve dans ce recueil le meilleur d’Arendt, les éditrices ayant délibérément, selon leurs propres termes, refusé de se laisser influencer par la grille de lecture des polémiques que suscita l’auteure – tout en ayant à cœur de mettre en évidence son autonomie de pensée par rapport à son sulfureux amant de Todtnauberg. À tel point qu’on aurait peut-être aimé en lire davantage sur les angles morts de la pensée foisonnante d’Arendt. Son article paru dans la revue Dissent (1959) sur la question noire (« Little Rock ») aurait pu trouver sa place dans ce volumineux recueil. Incontestablement, les nombreux textes inédits traduits ici permettent de revenir avec bonheur sur une œuvre que le bruit d’un livre de circonstance ou celui de la liaison avec Heidegger estompent encore trop. Quelle que soit la position qu’on ait à son égard, l’œuvre d’Arendt continue à donner à penser.

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