Pour un communisme des vivants

« À l’âge du changement climatique et des catastrophes globales, le communisme est-il encore d’actualité ? » Cette question qui ouvre l’ouvrage de Paul Guillibert, quelque peu rhétorique, manifeste clairement qu’il s’inscrit dans une réflexion nouvelle. Dans Terre et capital, le philosophe propose une critique écologique du capitalisme à partir des analyses forgées par Karl Marx, Raymond Williams et José Carlos Mariátegui.


Paul Guillibert, Terre et capital. Pour un communisme du vivant. Amsterdam, 240 p., 18 €


Ce n’est pas tant le fait que Paul Guillibert tâche d’envisager la pertinence d’un projet politique qui semblait devenu définitivement obsolète qui l’indique, que le fait qu’il ne considère guère l’expérience effective à laquelle ce projet a donné lieu, évoquant simplement « le devenir autoritaire des gouvernements socialistes » après « la défaite historique du projet révolutionnaire en Russie ». On est loin de l’état d’esprit de tous ceux qui, il y a quelques années encore, s’évertuaient à saisir la nature de ce qu’ils désignaient du nom de bureaucratie ou de totalitarisme, s’attachant à mettre au jour les incidences de leurs analyses sur une pensée – celle de Marx – qui s’était voulue dépassement de la simple théorie pour s’éprouver dans son devenir historique.

Terre et capital, de Paul Guillibert : pour un communisme du vivant

La Cannonball River (Íŋyaŋwakağapi Wakpá), menacée par la construction du pipeline Dakota Access © CC-BY-SA-2.5/Bryan Boyce

L’auteur n’est certes pas insensible à la question des effets du « communisme réel » sur la réflexion théorique, mais c’est moins l’organisation politique qui semble lui importer que cette « autre limite essentielle » (nous soulignons) tenant à l’incapacité à réagir face aux « effets écologiques catastrophiques des dispositifs techniques » déployés. On peut sans doute regretter cette dichotomie opérée par Paul Guillibert, d’autant que sa réflexion suggère de manière implicite que les deux problèmes sont liés ; mais, s’il envisage prioritairement la question de l’orientation industrielle prise par les pays socialistes, laquelle reposait sur l’idée « selon laquelle le progrès de la production serait un progrès de l’émancipation », c’est parce que nous sommes à l’âge de ce que l’on nomme communément l’Anthropocène pour désigner « une période de l’histoire de la Terre où les activités sociales se sont sédimentées dans le sol et dans les airs », modifiant « les conditions biotiques et climatiques de la vie sur terre, de manière sans doute définitive à l’échelle de l’humanité ».

La prise de conscience de ce problème n’a pas manqué de susciter de nombreuses analyses conduisant à reconsidérer les orientations politiques à promouvoir. Sans doute faut-il, ici, distinguer celles de Bruno Latour qui, il y a vingt ans déjà, invitait les « écologistes, en particulier les Verts » à définir leur « idéologie propre » afin d’opérer un « bouleversement des catégories droite/gauche ». Notant qu’ils ne tenaient pas forcément « le discours du progrès et de l’émancipation », Latour insistait sur l’importance des « attachements » qu’impose la prise en compte d’un « nombre plus grand d’externalités dont on s’était débarrassé un peu vite dans l’effort de modernisation » (Cosmopolitiques, n° 1). Ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage de Paul Guillibert que de refuser d’opposer ainsi émancipation et attachement(s) pour souligner leur interdépendance. Il assure alors que l’événement Anthropocène, dont il souligne qu’il serait sans doute mieux nommé « Occidentalocène » ou « Capitalocène » en raison de son origine effective, « impose une lecture matérialiste de la crise climatique ».

La portée critique d’une telle conception s’affirme d’elle-même, si l’on peut dire, puisqu’elle permet de « redécouvrir que l’élément commun à l’exploitation du travail, à la colonisation de la Terre et à la destruction de la nature est le système des rapports de propriété capitaliste qui prive les collectifs humains et autres qu’humains de leurs moyens de subsistance ». On peut donc envisager que la mise en cause de la propriété privée relève de la lutte des classes, comme le montrent de nombreuses situations concrètes telles que l’opposition des Lakotas à la pose d’un pipeline devant traverser leur réserve de Standing Rock au péril de ses ressources en eau. Le slogan avancé alors (« Mni Wiconi », « L’eau est la vie ») illustre bien « l’ambition partagée de combattre les rapports de propriété qui garantissent les conditions spatiales et écologiques du déploiement du capitalisme ». Ce n’est là qu’un des nombreux exemples qui justifient la tentative de l’auteur de « dégager d’une lecture écologique du matérialisme historique une ontologie adaptée à l’âge du changement climatique ». Il pointe ainsi la nécessité de dépasser « l’aporie naturaliste » – qui repose sur une représentation de la nature comprise soit comme autonome par rapport au social dont elle devient la norme, soit, au contraire, comme étant toujours déjà transformée par l’activité humaine au risque de se voir niée en tant que « puissance de surgissement et d’autoproduction du vivant » – en empruntant « la voie qui consiste à historiciser la nature ».

Terre et capital, de Paul Guillibert : pour un communisme du vivant

José Carlos Mariátegui, photographié par José Malanca (1929)

Paul Guillibert envisage ainsi « une ontologie matérialiste adaptée à l’Anthropocène où la nature, socialisée, reste pourtant autonome ». L’émergence de nouvelles entités vivantes dans des zones abandonnées après avoir été dévastées atteste de la « puissance ontologique d’engendrement » que représente la nature, même si celle-ci « n’existe jamais que dans des manifestations singulières, des natures historiques réelles ».  Aussi comprend-on que notre auteur défende « un multinaturalisme historique » qui se veut « une cosmologie pour le communisme dans l’Anthropocène ». Il considère alors, successivement, trois orientations qui ne distinguent pas la question de la protection de la nature de celle de l’émancipation, ou, pour le dire autrement, qui envisagent la question du lien avec la terre dans le cadre même d’une politique émancipatrice. Il s’agit de trois « naturalismes » : celui, « historique », de Marx ; celui, « culturaliste », de Raymond Williams ; et celui, « pratique », de José Carlos Mariátegui.

L’analyse consacrée à Marx, fort stimulante et qu’il ne saurait être question ici de résumer, prend appui sur le chapitre des Manuscrits de 1857-58 (Grundisse) intitulé « Formes antérieures à la production capitaliste » afin de dégager « les prémices d’une écologie territoriale ». Marx fait valoir, en effet, dans le passage considéré, que « la propriété collective garantit une forme d’unité avec la terre qui est rompue par la propriété privée », ce qui contrevient à l’idée reçue selon laquelle « le dualisme des sociétés et de la nature » serait « le présupposé d’une ontologie de la production » puisqu’il se révèle être plutôt le résultat d’une évolution historique.

Paul Guillibert sait fort bien que là n’est pas la seule ligne de lecture de ces Manuscrits qui présentent en réalité deux conceptions de l’histoire renvoyant à deux manières de penser la nature : celle qui vient d’être énoncée, où elle « apparaît comme la condition de toute l’histoire sociale » ; l’autre, où elle se comprend « comme l’origine dont l’humanité doit s’affranchir pour s’individualiser ». C’est en dénouant le fil qui rattache la première de ces lignes à la réflexion menée par Marx, après 1870 et la chute de la Commune de Paris, à partir de ses échanges avec les militants populistes russes s’inscrivant dans « une tradition révolutionnaire qui fonde l’avenir du socialisme sur le développement des communes agraires », ainsi que de sa lecture des travaux du chimiste Liebig mettant en cause les méfaits de l’agriculture capitaliste pour le milieu naturel, que notre auteur dégage ce qu’il nomme « un Marx “mineur” ou “minoritaire”, quasiment inconnu de son vivant et ignoré de ses héritiers ». Il s’agit d’un Marx qui, envisageant les conditions devant permettre au communalisme russe de surmonter les tensions qu’il ne peut manquer de rencontrer au contact du développement capitaliste, considère que « les contradictions du territorial et du mondial autorisent des avenirs singuliers ».

Terre et capital, de Paul Guillibert : pour un communisme du vivant

Dakota du Sud (2012) © Jean-Luc Bertini

La mise en lumière chez Marx d’un souci de la contingence historique assez éloigné de sa tendance positiviste (l’ayant conduit à penser le devenir des sociétés sur la base d’une analyse se voulant objective car appuyée sur leur infrastructure économique) trouve une belle postérité chez Raymond Williams, figure centrale des cultural studies, pour lequel la culture est « un aspect constitutif de tout phénomène social, y compris économique ». On perçoit ainsi qu’il n’aspire pas tant à « l’avènement d’un nouveau mode de production » qu’à « la réalisation d’un mode de vie naturaliste ». Williams, qui refuse d’abandonner « le chant de la terre » aux réactionnaires, invite en effet à reconsidérer le rapport à la nature en tournant le dos aussi bien au « mythe prométhéen de la production » qu’à celui « de l’harmonie naturelle de la campagne ».

Stimulant intellectuellement, le naturalisme culturel reste sans doute trop vague pour proposer une véritable orientation pratique – d’autant que le risque « d’une radicalisation romantique de la communauté enracinée » ne semble pas vraiment conjuré. Paul Guillibert en a bien conscience, qui entend toutefois ne pas « se priver du répertoire critique des motifs naturalistes ». Aussi invite-t-il à saisir que cette ambivalence « relève d’une contradiction historique dont la résolution sera politique ». Il se tourne alors vers les travaux du Péruvien José Carlos Mariátegui qui, parce qu’il a cherché une voie pour le socialisme en portant un regard quelque peu mythifié sur le « communisme inca », lui paraît illustrer « une manière exemplaire de prendre en compte l’aspiration pratique d’un retour à la terre dans une philosophie tournée vers l’avenir du communisme ». La croisant avec des thèses développées par Ernst Bloch – l’auteur du Principe espérance qui, dès 1935, a tenté de rendre compte de la montée du fascisme en Europe et du succès du nazisme en particulier –, et sans jamais esquiver les difficultés que cela pose, notre auteur fait valoir que le mythe de l’attachement à la terre peut jouer le rôle d’un « horizon utopique subjectivement nécessaire à un mouvement révolutionnaire “qui invente librement le futur” ».

On l’aura compris, plutôt qu’un exposé suivi d’une thèse, Paul Guillibert propose, toujours avec une grande clarté, la présentation de moments de l’histoire du marxisme permettant de défendre un communisme devant « refonder sa cosmologie sur un naturalisme renouvelé » tout en visant « la réappropriation des conditions de subsistance contre l’accaparement capitaliste » : ce qu’il nomme « un communisme du vivant », comprenant par là « un communisme vivant » s’opposant à tout dogmatisme ; un « communisme du travail vivant » contestant toute forme d’exploitation dans ce domaine ; et « un communisme des vivants » qui pousse à « la défense de communs multi-spécifiques ».

Signalons pour terminer que, soucieux de la réalisation effective de cette orientation, l’auteur propose de réactualiser « provisoirement » la stratégie du « double pouvoir dans l’Anthropocène », envisageant « des conseils écologiques » comme contre-pouvoirs nécessaires à la puissance de l’État. Cette analyse, avancée en conclusion du livre, à la fois suggestive et insuffisamment précisée, fait regretter que l’auteur n’ait pas davantage tenu compte des apports de penseurs critiques de la bureaucratie qui n’ont jamais abandonné le combat pour l’émancipation de tous dans un monde dont ils avaient parfaitement mesuré la fragilité, passant notamment sous silence le projet d’autonomie défendu par Castoriadis. Cela n’enlève rien au grand intérêt de cet ouvrage totalement en prise avec les défis de son temps.

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