D’ « Abolitionnisme pénal » à « Zines féministes » en passant par « Cisgenre » ou « Néolibéralisme versus féministes », l’Abécédaire des féminismes présents, écrit dans un style souvent jubilatoire, liant théorie et pratique, raconte les féminismes des vingt dernières années.
Elsa Dorlin (dir.), Feu ! Abécédaire des féminismes présents. Libertalia, 736 p., 20 €
Une soixantaine de personnalités aux profils variés – militantes, artistes, universitaires, mais aussi blogueuses, performeuses, documentariste ou rédactrices de journaux en ligne présentant un caractère polémique marqué (Ballast, AssiégéEs, La Déferlante) – ont été sollicitées par la philosophe Elsa Dorlin, autrice notamment de Se défendre. Une philosophie de la violence (Zones, 2017), pour cette critique virulente du patriarcat sous les auspices d’autrices et d’auteurs comme Virginie Despentes ou James Baldwin – le titre constitue une référence directe à l’ouvrage de ce dernier, La prochaine fois, le feu (1963). L’ambition est de décrypter les enjeux politiques, épistémologiques et artistiques des féminismes mis à l’agenda des luttes par de nouveaux foyers de contestation au tournant des années 2000, sans effacer les conflictualités et loin de toute représentation idéalisée d’un ensemble homogène, celui d’un « Nous les femmes… ».
Citant Joan W. Scott dans la préface de l’ouvrage, Elsa Dorlin met en garde contre toute représentation unifiée, contre tout récit linéaire de l’histoire des féminismes. La revendication d’un renouveau du féminisme portée par de nouvelles générations évoque en effet la mobilisation des féministes états-uniennes radicales de la fin des années 1960 dénonçant le féminisme institutionnel représenté principalement par le mouvement NOW (National Organization for Women), fondé en 1966 ; Betty Friedan en fut élue première présidente. En France, au mitan des années 1990, les représentations du féminisme changent. Après les années Mitterrand, marquées par l’amorce de formes d’institutionnalisation du féminisme, la multiplicité des débats autour de la réforme constitutionnelle et la promulgation de la loi de 2000 sur la parité modifient le paysage politique, contribuant à une plus forte reconnaissance de l’ensemble des discriminations à l’encontre des femmes. Longtemps considéré comme se situant aux marges du débat politique, le féminisme devient un enjeu pour les partis de droite comme de gauche. C’est dans ce contexte que la question des violences faites aux femmes a pu réellement être reconnue comme une question sociale et politique. Les campagnes de mobilisation se sont amplifiées jusqu’à la « déferlante » de #Metoo. L’évènement a été particulièrement relayé par la génération de féministes convoquées dans cet ouvrage, portée par l’espoir qu’un point de non-retour quant à la « légitimité » de ces violences serait atteint. La notice « Feu ! » d’Adèle Haenel illustre ce moment d’une manière intense et intime.
L’Abécédaire des féminismes présents propose une mise en question des configurations actuelles du féminisme. À toute époque, le féminisme est marqué par des lignes de fracture fortes et des affrontements politiques récurrents. On sait combien les débats en France peuvent être virulents autour des questions de laïcité, de prostitution, d’identités de genre ou d’accès à la PMA et à la GPA. On n’y trouvera donc pas un point de vue unique, mais une grande diversité d’écritures entre témoignages, comptes rendus de recherche et chroniques de mobilisations, pour évoquer la multiplicité des engagements politiques. Les autrices mettent en avant des propos frontaux et polémiques pour dénoncer « le néolibéralisme autoritaire et répressif, le racisme mortifère, l’impérialisme écocide ». La notice « (Refus du)Travail » par la travailleuse du sexe Morgane Merteuil est emblématique de cette perspective où le féminisme est analysé « comme outil privilégié pour refuser le travail » dans une acception extensive incluant les travailleuses du sexe, tels les travaux pionniers de Paola Tabet sur le continuum de l’échange économico-sexuel entre homme et femme : « La revendication du (travail du) sexe comme travail nous invite en effet à questionner la division entre “vrai” travail, notamment salarié, qui a droit de cité dans l’espace public, et le “non-travail”, qui a lieu dans l’espace privé, et ce faisant à repenser les rapports de (re)production dans l’objectif d’en finir avec l’exploitation, qu’elle soit rémunérée ou non ».
Le volume fait une place importante à la mise en scène des corps ; l’exercice de la pensée et la création artistique sont sœurs jumelles, comme le soutient la philosophe et dramaturge Camille Louis. Dans la notice « Frontières », celle-ci affirme la nécessité des rencontres entre « artistes, activistes, actrices et acteurs du territoire, penseuses et penseurs dans un principe d’hétérogénéité partagée et d’égalité des intelligences » pour prendre la mesure des complexités des trajets migratoires et des situations d’exil. En conclusion, elle fait appel à un « féminisme politique, conflictuel et porteur non plus du consensuel cosmopolitisme des chefs d’État mais d’une xénopolitique puissante de radicale égalité ». D’autres entrées montrent le souhait des nouvelles générations de faire le lien avec les cultures underground antérieures et avec des formes « d’activisme infrapolitique » (« Ladysfest », par Manon Labry). On lira également les analyses sur l’ampleur « des performances de genre des féministes qui utilisent leurs corps comme outil et lieu de lutte, comme un manifeste ou une stratégie pour revendiquer leurs droits » (« Football : dégommer les normes », par Anaïs Bohuon, Florys Castan-Vicente et Anne Schmitt).
Annoncé comme un outil, Feu ! restitue amplement les débats qui ont fracturé les féministes au cours des deux dernières décennies. Le terme d’« intersectionnalité » est désormais « un champ de luttes de définition au sein même des organisations féministes, queers ou trans en France », écrit Fania Noël, militante afroféministe dénonçant les tentatives de « dépolitisation, récupération et de blanchiment ». On ne trouve pas d’entrée « Racisme » ou « Lutte antiraciste » ; figure en revanche une notice « Universalisme » due à la journaliste Rokhaya Diallo, qui dénonce l’usage dévoyé du terme : « L’universalisme est ainsi privatisé au profit du discours dominant qui organise sa défense en désignant les voix minoritaires comme menaçantes à son égard ».
Pour Elsa Dorlin, ce livre « propose une histoire populaire du féminisme », d’où la priorité à « partir d’en bas, de la vie des collectifs, du communautaire, de l’affinitaire ». Feu ! dessine ainsi une géographie de féministes présentes dans toutes les luttes : « Femmes en gilets jaunes », « ZAD », « Habitantes de la ZAD », « Viande », « Handies-Féminismes, luttes antivalidisme »… Et n’oublie pas de réaffirmer l’internationalisme du mouvement féministe, en conviant les féministes diasporiques, zapatistes, kurdes, caribéennes, tunisiennes, argentines… À l’heure des backslash, retours de bâton de toutes sortes, mais aussi de la transformation des modes de mobilisation, cet Abécédaire est un puissant appel à poursuivre les réflexions ; il offre des clés pour déchiffrer les débats en cours et les aspirations des générations féministes les plus jeunes, refusant les désespérances des situations et luttant pour un monde plus vivable.