Brás, Bexiga et Barra Funda, recueil de nouvelles avant-gardistes d’Antonio de Alcântara Machado (1901-1935) qui peint la vie des Italo-Brésiliens dans le São Paulo des années 1920, est le premier livre, remarquablement édité, du traducteur-éditeur L’oncle d’Amérique.
Antonio de Alcântara Machado, Brás, Bexiga et Barra Funda. Informations de São Paulo. Trad. du portugais (Brésil) par Antoine Chareyre. L’oncle d’Amérique, 246 p., 21 €
Un accident tragique, un crime passionnel, un match de football… Les nouvelles très courtes qui composent ce recueil sous-titré Informations de São Paulo ont été publiées au Brésil en 1927 par un jeune écrivain de vingt-six ans, António de Alcântara Machado. L’auteur s’inspire de faits divers et décrit les évènements avec une distance maîtrisée, comme s’il voulait surtout ne pas y prendre part, ne rien commenter. Il dépeint, souvent avec humour, la vie des immigrés italiens de São Paulo – des gens pour la plupart issus d’un milieu populaire, des petits commerçants (épiciers, barbiers…), des femmes au foyer, des écoliers. On y joue au foot, on regarde passer un enterrement, on discute au comptoir d’un bar. Petits gestes du quotidien ou phrases en apparence anodines, chaque détail est saisi au vol par la caméra-stylo d’Alcântara Machado. S’il y a parfois quelques traces de satire dans ces nouvelles, le regard qu’il porte sur ses personnages est souvent plein de tendresse (issu de la bourgeoisie pauliste, l’auteur appartient à un tout autre milieu ; c’est une véritable étude de terrain qu’il entreprend dans ce livre).
Alcântara Machado, qui s’inscrit dans le mouvement moderniste brésilien des années 1920 (une affaire, avant tout, de poètes), est un écrivain ambitieux : « Ce qui m’intéresse, c’est l’invention d’une prose nouvelle. On a libéré le vers. Pourquoi ne libérerait-on pas aussi la prose, la pauvre ? » Ce travail d’écriture est évidemment sensible dans ces pages où les phrases, souvent très courtes, semblent tenir en équilibre, où les dialogues, nombreux, sont autant d’éléments percussifs. Il y a des passages entiers en italien (traduits dans les notes en fin de volume) et des passages en italo-portugais très bien rendus en italo-français. Du reste, soulignons que la traduction française d’Antoine Chareyre est remarquable et colle de très près à l’original (quitte à bousculer un peu les normes du français, notamment en supprimant parfois le sujet des phrases, belle trouvaille qui correspond parfaitement à l’esprit avant-gardiste du recueil).
Il se dégage de ce livre souvent joyeux, plein d’humour, le charme un peu désuet d’un combat qui n’est plus : le modernisme (surtout lorsqu’on songe à la prose d’un Guimarães Rosa, qui écrit en 1956 un roman, Diadorim, effectuant la synthèse des mouvements modernistes et régionalistes brésiliens des années 1920-1930). Mais l’intérêt de sa lecture, près d’un siècle après sa publication, n’est pas qu’historique. Les nouvelles d’Alcântara Machado émeuvent par leur beauté formelle. L’auteur s’inspire du fait divers, de la matière journalistique, du reportage, pour façonner ses récits. Les scènes sont comme des coupures de journaux, collées les unes à côtés des autres, parfois sans lien apparent (le choix de la mise en page, avec des paragraphes très courts et espacés les uns des autres, accentue cet effet journalistique).
En tant qu’auteur, Alcântara Machado cherche, comme il le dit ailleurs, « l’anonymat » (« ce qui me fascine dans le journalisme, c’est la force de l’anonymat »). Ainsi, la nouvelle « Gaetaninho », peut-être la plus forte du livre, raconte la mort accidentelle d’un petit garçon percuté par un tramway. Dans un registre neutre, comme un journaliste, l’auteur raconte simplement les faits. Voici un paragraphe entier, qui se présente comme une coupure de journal :
« Les gamins affolés répandirent la nouvelle dans l’air du soir.
—T’as su pour Gaetaninho ?
—Qu’est-ce qu’il y a ?
— il a cogné le tram !
Les voisins lavèrent à la benzine leurs habits du dimanche. »
De ce livre, Carlos Drummond de Andrade dira : « En fin de compte, ce que voulait vraiment Alcântara Machado, c’était tuer la littérature. Il l’a tuée. Brás, Bexiga et Barra Funda est le meilleur journal jamais apparu au Brésil. Il ne contient pas une goutte de littérature. » L’affirmation, qui avait beaucoup plu à l’auteur, peut paraître surprenante pour un texte si finement écrit. Mais on la comprend pleinement à la lecture d’un des articles d’Alcântara Machado (que l’éditeur a eu la bonne idée de donner en supplément), véritable ode au journalisme : « Dans une époque (c’est la nôtre) où la littérature s’occupe de plus en plus du cas intérieur, le journal finit pas être le seul commentaire de ce qui se passe en dehors des hommes. Le roman, aujourd’hui, raconte l’individu. Les individus sont le sujet de la presse. L’approfondissement de la connaissance dont parle Daniel-Rops est en train de tuer le fait dans l’œuvre littéraire. Même au théâtre, c’est presque comme s’il ne se passait plus rien. La vie est sentie, pesée, décomposée, analysée, expliquée. On assiste ou bien à l’élaboration ou bien à la répercussion intime des attitudes, des gestes, des idées. On ne voit pas, pour ainsi dire, l’homme en action. Vivant dans le monde libre. Des héros, désormais, on n’en trouve que dans le journal, le journal les enregistre après la police. Le romancier observe l’intérieur, tout au fond. La vie qui vit à la lumière, le reporter est le seul à la fixer ».
Ce livre, traduit pour la première fois en français par Antoine Chareyre, est le premier d’un « traducteur-éditeur », L’oncle d’Amérique. Antoine Chareyre a annoté le recueil, traduit des suppléments, écrit une bibliographie exhaustive et une remarquable postface, qui propose un éclairage tout à fait intéressant sur l’œuvre de l’auteur et sa réception. Ce livre est, ainsi, avant tout le travail d’un passionné ; et autant que le texte d’Alcântara Machado lui-même, ce qui émeut, lorsqu’on feuillette l’ouvrage, c’est le souci du beau livre que manifestent les choix de mise en page. Et si Brás, Bexiga et Barra Funda est d’abord un recueil indispensable pour qui s’intéresse au mouvement moderniste brésilien des années 1920, les lecteurs peu au courant de la littérature brésilienne prendront aussi un grand plaisir à parcourir, dans une édition si soignée, ces pages lumineuses, pleines d’un humour subtil, écrites par un auteur avant-gardiste, maître du récit très court.