Venise répliquée

En avant-propos à l’Authentique rapport sur la nécessaire disparition de Venise, l’éditeur indique « qu’on n’a jamais lu un texte aussi corrosif sur la décadence de Venise » et que l’auteur, Casanuova (un pseudonyme bien sûr), bon connaisseur de sa ville, a écrit là un « brûlot ».


Casanuova, Authentique rapport sur la nécessaire disparition de Venise. Exils, 96 p., 12 €


C’est vrai ; l’opuscule est provocateur, amusant (malgré le caractère peu réjouissant de ce qu’il a à dire) et parfaitement informé. Quinze petites sections abordent les raisons et les modalités de la situation d’une ville en déclin depuis des siècles, à laquelle les deux derniers semblent avoir porté les coups fatals. Casanuova passe en revue quelques-unes de ses avanies les plus récentes causées par le sort, mais surtout la faiblesse, l’impéritie, et la cupidité. Il faut dire qu’il n’est pas aisé d’agir dans la commune de Venise, même si elle avait à sa tête des édiles dévoués ou des élites intelligentes et probes, car personne n’a de compétence globale sur le territoire (qui regroupe six municipalités dont Mestre, l’industrielle) : la mairie gère la ville, l’État la lagune ainsi que le Grand Canal et la Giudecca. Un beau casse-tête, et l’occasion de multiples détournements de fonds et de prévarications.

Et, comme les problèmes sont titanesques – surtourisme, acque alte, corruption, grandi navi, dépopulation, moto ondoso, ce mouvement des vagues créé par les bateaux à moteur qui dégrade les fondations de la ville, pollution, disneylandisation, et, tout dernièrement, l’arrivée de capitaux chinois mafieux –, l’effondrement prédit depuis longtemps ne fait maintenant plus aucun doute. Casanuova est l’excellent guide de ces désastres.

Authentique rapport sur la nécessaire disparition de Venise, de Casanuova

Venise (2004) © Jean-Luc Bertini

Pauvres habitants de la Sérénissime ! Enfin, ce qu’il en reste (50 000 personnes pour 30 millions de touristes par an), dont certains font partie des lobbys détestés par l’auteur : « gondoliers, propriétaires de carrioles à babioles, arrogants cafetiers et mauvais restaurateurs, hôteliers sans vergogne, loueurs d’appartements sans scrupules ». Casanuova glisse au passage qu’un gondolier gagne de vingt à trente mille euros par mois, qu’il paye peu d’impôts et que la charge se transmet de père en fils. OK : lors de notre prochaine navigation sur les canaux, nous paierons par chèque, ajusterons nos pourboires en conséquence, et insisterons pour être convoyés par une gondolière.

Mais, grâce à un renversement ironique très swiftien (le Swift de Modeste proposition), l’auteur suggère une solution susceptible de stopper la catastrophe en cours : construire une Venise sur la terre ferme qui répondrait aux attentes de ces fameux mordi e fuggi, touristes d’un jour qui constituent 80 % des visiteurs de la cité lagunaire, et réserver la « vraie » Venise aux milliardaires.

Les mordi e fuggi, « mords et fuis », qu’ils arrivent par voie terrestre, aérienne ou maritime sur les nouveaux « immeubles flottants », sont en effet responsables des principales dégradations de la ville tandis que leur contribution financière à son budget et au commerce local est quasi nulle. On pourrait donc créer pour eux une Venezia II, propre, sûre et bien conçue, qui leur éviterait de se perdre et de s’épuiser comme dans la vieille cité lagunaire, et leur fournirait « l’expérience », ô combien plus satisfaisante, d’un fac-similé aux flux humains bien gérés, à la voirie efficace, à l’offre boutiquière up to date, aux musées digitalement accessibles en option (les « vrais » musées étant déjà pratiquement tous déserts dans la Venise historique).

La création de ce nouvel espace « immersif » et « magique » serait confiée à des spécialistes qui s’inspireraient d’endroits déjà largement plébiscités par le public comme les parcs d’attractions, Las Vegas, l’Atelier des Lumières à Paris, Lascaux II, III ou IV (ces derniers, « itinérants et numériques » selon leur site internet). Venise, elle, à l’instar de l’île Moustique ou des Hamptons et de tant d’autres petits paradis « privatisés » par les fortunés, deviendrait une « ville pour les riches, une sorte de “gated community”, […] un terrain de jeux, sinon un parc à thème », centre d’une vie mondaine qui pourrait réinventer les fêtes somptueuses du XXe siècle dont la dernière fut le fameux « Bal du siècle », extravagante soirée costumée donnée au palazzo Labia par Charles de Beistegui en 1951.

Et pour qui ne saurait attendre ces futurs délices ploutocratiques, il est déjà possible de goûter aux joies de l’exclusivité, tout au bout de la lagune nord, dans la jolie île (privée) de Santa Cristina « loin des foules [et] pratiquement inaccessible au commun »… à louer au prix de quelque 20 000 dollars pour cinq jours. On y va !

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