Ce livre doté d’une abondante iconographie, plaisant à lire sans que jamais le sérieux de l’analyse ait à en souffrir, a tout pour satisfaire ceux qu’un travail historique trop ardu pourrait rebuter. Neil MacGregor étant historien de l’art (il a dirigé la National Gallery et le British Museum), son approche de l’histoire allemande, si rigoureuse qu’elle soit, est en effet radicalement différente des autres. La lente marche du pays vers son unité est vue et interprétée à partir des œuvres et des réalisations dues aux Allemands, choisies par l’auteur pour leur portée symbolique et historique. Ces pages sont ainsi les Mémoires d’une nation plus qu’une traditionnelle histoire de l’Allemagne.
Neil MacGregor, Allemagne. Mémoires d’une nation. Trad. de l’anglais par Pascale Haas. Les Belles Lettres, 696 p., 26,90 €
Le livre de Neil MacGregor s’ouvre sur plusieurs cartes montrant la fluctuation des frontières depuis le Saint-Empire, notamment à l’est (il n’y manque guère que la carte de 1919, consécutive au traité de Versailles) : un rappel précieux pour situer l’Allemagne d’aujourd’hui et comprendre les difficultés de ce pays à faire coïncider État et Nation, à la différence par exemple de ses anciens rivaux et ennemis devenus ses alliés, la France et l’Angleterre.
On voit combien l’appartenance à la Prusse (aujourd’hui officiellement disparue), à la Saxe ou à la Bavière comptait souvent bien plus qu’une référence commune à l’Allemagne, jusqu’à ce que les aspirations à l’unité nationale s’enflammassent au XIXe siècle, et jusqu’à la proclamation de l’Empire en 1871. Dans un pays longtemps morcelé, les Allemands ne se sont souvent reconnus comme tels qu’à travers un patrimoine culturel partagé et une très relative communauté de langue. Il faut ajouter que la culture allemande n’est pas l’apanage de la seule Allemagne : elle imprègne des pays comme la Hollande, la Suisse, ou des provinces comme l’Alsace. Car ses vraies frontières sont linguistiques, même si elle a côtoyé d’autres cultures aussi prégnantes, notamment dans l’Empire austro-hongrois longtemps si puissant, en Bohême et dans toute la Mitteleuropa.
Le voyage dans la mémoire effectué par Neil MacGregor fait ressortir l’apport de très nombreux Allemands à la culture européenne et mondiale. Qu’il s’agisse de Luther ou de Gutenberg, d’Albrecht Dürer, de Beethoven, de Wagner, de Goethe, de Kafka, des architectes du Bauhaus ou de tant d’autres encore : la liste est longue !
De courts chapitres au titre explicite, regroupés en six parties qui n’ont pas la chronologie pour seule règle, rendent l’ouvrage aisément consultable, pour une recherche ou pour le simple plaisir de la lecture. Photos, monuments, objets ou œuvres d’art servent, non pas d’illustration, mais de point de départ à une réflexion ou à une analyse rigoureuse – agrémentée parfois d’un trait d’humour. On commence avec la porte de Brandebourg pour terminer sur le Reichstag reconstruit, deux symboles forts d’une Allemagne qui s’est longtemps cherchée, ne réalisant son unité que sur le tard, et sous l’égide de Berlin.
L’Allemagne est souvent associée à ses entreprises et à ses marques qui font partie du paysage industriel mondial et assurent son rayonnement. Mais l’auteur n’oublie pas pour autant l’artisanat ancestral, les porcelaines de Saxe ou les grandes réalisations architecturales qui ont contribué à façonner son image. Outre le Reichstag restauré par Norman Foster, Neil MacGregor conclut sur une œuvre moins connue, mais tout aussi chargée d’histoire : l’Ange oscillant du sculpteur Ernst Barlach qui orne deux églises, l’une à Cologne, l’autre à Güstrow, dans l’ancienne RDA. C’est devant elle que se rencontrèrent, presque dix ans avant la réunification, les responsables des deux Allemagnes, le chancelier fédéral Helmut Schmidt et Erich Honecker. Autant de symboles de paix et de confiance en l’avenir pour un jeune pays dont la mémoire est encore obérée, comme l’illustre aussi le livre, par la violence et la guerre.