Deux voyages se superposent dans ce court et émouvant roman : le voyage du narrateur, en voiture, de Belfast à Sunderland, et le voyage intérieur qu’il accomplit dans son passé marqué par un drame familial dont il se sent responsable. Une remémoration patiente et douloureuse explore le territoire inconnu de la faute et de l’hypothétique absolution.
David Park, Voyage en territoire inconnu. Trad. de l’anglais (Irlande) par Cécile Arnaud. Quai Voltaire, 202 p., 20 €
Il faut à Tom, le personnage principal du livre de David Park, une bonne raison pour affronter, seul en voiture, la violente tempête de neige qui s’abat sur l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne : les aéroports étant fermés, il doit aller chercher son fils Luke, gravement malade. Le voyage périlleux devient l’occasion d’une longue introspection – « je dois profiter de ce voyage pour cogiter » – où Tom va s’efforcer de comprendre ce qui a bien pu se passer, ce qu’il a fait – ou n’a pas fait – jusqu’au jour fatidique de la mort tragique de Daniel, son fils aîné. Voyage en territoire inconnu est un roman qui progresse avec lenteur, le narrateur se sentant approcher d’un précipice qu’il a peine à nommer. Comme à son insu, le prénom se glisse dans le récit sans en interrompre le cours. Il devient la ponctuation du courant de pensée, comme un doigt posé régulièrement sur une plaie encore vive. Un prénom, mais aussi une sorte de compagne fantomatique et fidèle à la fois qui ne laisse « aucune empreinte dans la neige ».
Tom voyage dans « le territoire inconnu » de sa propre histoire : « Je traîne un inéluctable boulet de culpabilité et, tout en sachant qu’il me faut trouver un moyen d’entrevoir ne serait-ce qu’un début d’absolution si je veux survivre, j’ignore comment y arriver. » Survivre, oui, pour le père maintenant, comme naguère pour le fils ; le père n’a pas tendu la main à son fils, l’a laissé sombrer : à l’opacité du passé que Tom s’efforce de déchiffrer, correspond l’hostilité des éléments qui dérobent au voyageur la réalité du monde : « La neige dissimule tout. » Tom cherche, mais en vain, « une logique à plaquer sur le chaos » et ce personnage en déroute rappelle le narrateur désabusé d’un roman de John Banville : « Il n’y a pas de forme, pas d’ordre, seulement des échos, des coïncidences. » (Mefisto, 1986)
Chemin faisant, Tom essaie de se consoler. « Ça n’est qu’un récit, une narration comme une autre. Échouée dans le sillage de notre histoire commune, notre petite histoire personnelle ne nous appartient même plus – quelqu’un d’autre peut en revendiquer la propriété, l’intégrer à la sienne. » Relativisme lucide (le roman a pour toile de fond les « troubles » d’Irlande du Nord) à mettre au compte d’un narrateur averti de sa propre faiblesse, prêt à accepter l’échec de sa laborieuse tentative pour trouver un sens à son passé.
Tom est photographe. Il désire saisir « l’instant qui se trouve juste sous la surface des choses » mais il court à l’échec : « Je prendrais une photo, mais je me demande si je serais capable ne serait-ce que d’approcher ce que dissimule l’instant. » De la même façon, il lui est impossible de comprendre vraiment le drame qui s’est joué sur fond d’alcool, de drogue et de violence. Daniel est devenu peu à peu une ombre « qui traverse la maison avant de s’évanouir ». Tom est à la recherche de ce moment où « le présent glisse dans l’espace silencieux où mémoire et conscience se coulent l’une dans l’autre pour créer quelque chose de nouveau ». Avec acharnement, avec les mots qui sont les siens, les mots du photographe, Tom essaie de donner corps à l’impossible : « Repartons à zéro d’une plaque encore vierge, juste avant que les images y soient imprimées de manière indélébile. De cet instant tapi sous la surface des choses et avant qu’elles surviennent. » À ce qui semble être le bout du voyage, le bout de la pérégrination intérieure, en désespoir de cause, Tom abandonne un jouet – un petit tipi –, offrande pour tous les sans-abri, « pour tous les autres voyageurs perdus comme lui en territoire inconnu ». Tom érige un monument dérisoire – au moins ça – faute d’avoir satisfait sa psyché avide de rédemption. Mais ce n’est pas fini : « Si vraiment Dieu compte les points, qu’il note que je vais poursuivre mon voyage jusqu’à ce que la voix qui m’a conduit ici sans encombre m’annonce : Vous êtes arrivé à destination. »
Voyage en territoire inconnu est le drame ordinaire vécu par un personnage ordinaire, figure touchante de l’humaine condition. Il n’y a pas de certitude dans ce roman du désarroi, de la tentation de la fuite, de l’effacement : le voyage d’hiver est l’image « du désir que l’on éprouve en regardant les bois se couvrir de neige, de s’y enfoncer jusqu’à disparaître sans espoir ». Voyage en territoire inconnu s’inscrit naturellement dans la suite de The Big Snow, recueil de nouvelles publié par David Park en 2002, qui plonge le lecteur dans le terrible hiver de 1963. Au vu de cette douce désespérance, comment ne pas songer à la conclusion bouleversante de « The Dead » (« Les morts ») – dernière nouvelle de Dubliners, publié par Joyce en 1914 – où Gabriel voit et entend la neige « s’épandre sur tout l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts ». Il est facile, et il n’aura jamais été plus exact, d’écrire que ce livre vaut le voyage. David Park a trouvé le ton juste pour exprimer la douleur d’un père confronté à une terrible réalité : les morts ont autant de pouvoir que les vivants.