Récit d’une déportation

Ukraine

En 1982, l’Autrichien Josef Winkler, qui est en train de rédiger son troisième roman, Langue maternelle, loue une chambre dans une ferme-pension de Carinthie tenue par Nietotchka Vassilievna Iliachenko. Née en 1928 en Ukraine, elle a été déportée en Autriche à l’âge de quinze ans, pour travailler dans une exploitation agricole. Un peu moins de quarante ans après sa parution en Autriche, L’Ukrainienne est aujourd’hui traduit en français par Bernard Banoun.


Josef Winkler, L’Ukrainienne. Histoire de Nietotchka Vassilievna Iliachenko la déplacée. Trad. de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun. Verdier, 265 p., 22 €


Paternion, le village de Carinthie où Josef Winkler naît en 1953, est alors encore plongé dans un catholicisme arriéré et punitif où tout est entravé par les pères ou les prêtres pris dans un tissu social dont ils sont les fondements. Il grandit dans la ferme paternelle avec frères et sœurs dans « un monde muet ». L’enfance est broyée par le conformisme villageois : il n’y a pas d’échappatoire possible. Toute l’œuvre de Josef Winkler est sous-tendue par cette pesanteur qui bloque la respiration. La répression est constante, la faute perpétuelle ; elle commence par le corps dont tout désir déviant est interdit. Dès qu’on s’écarte de la norme, par l’homosexualité par exemple, on est vilipendé, maudit. La vie est largement marquée par le consentement à l’occupation national-socialiste encore toute proche.

L’Ukrainienne, de Josef Winkler : récit d'une déportation

Joseph Winkler, à Paris (2022) © Sophie Bassouls

Tel est le thème des œuvres de Winkler, en permanence cerné par cette fermeture, et qui tente de s’en échapper par des voyages en Italie ou aux Indes qui s’inscrivent dans le tissu de ses livres. Or, dans L’Ukrainienne, l’auteur donne toute sa place à quelqu’un d’autre : il y fait parler une « displaced person », comme on nommait avec une étrange pudeur, après 1945, les survivants de l’apocalypse du XXe siècle.

L’Ukrainienne est, à cet égard, un document précieux. Cet ouvrage montre à quel point, pour les Soviétiques ou les nazis, expulser ou anéantir des populations inutiles ou gênantes est la donnée de base de la politique – telle que l’entend aujourd’hui, à leur suite, Vladimir Poutine. Ce sont d’abord les Soviétiques qui créent des exploitations collectives peu rentables, les kolkhozes, qui réquisitionnent l’ensemble de la production agricole, arrêtent et dépossèdent les paysans ukrainiens volontairement exterminés par Staline à partir de 1931. La planification imbécile prévoit des récoltes bien supérieures à la réalité, du fait de l’incompétence et des rivalités internes caractérisant les instances locales du Parti communiste, entièrement aux ordres de Staline. L’immense échec causé par les prélèvements est attribué aux koulaks et autres saboteurs. Il s’ensuit jusqu’en 1933 une extermination par la famine (Holodomor), destinée à régler le problème par l’élimination de populations jugées peu sûres.

 

Pendant la Seconde Guerre mondiale, après l’invasion de l’Union soviétique, les Allemands déportent de nombreuses jeunes Ukrainiennes en Allemagne et en Autriche pour les faire travailler dans l’agriculture en remplacement des hommes mobilisés. Une aubaine pour les cultivateurs de la région, ravis de de ce matériel agricole qu’ils n’avaient même pas besoin de payer, et qu’ils pouvaient liquider quand elles tentaient de se faire payer. Les Ukrainiennes sont acheminées, depuis leur village aux environs de Kiev jusqu’au sud de l’Autriche, dans des conditions assez semblables à celles des convois qui emmènent d’autres déportés vers les camps de concentration ou les juifs vers leur extermination : « Dans leur voyage en wagons à bestiaux, le trajet avait duré plus de trois semaines avec quelques interruptions destinées à examiner les déportées et à les épouiller ».

L’Ukrainienne, de Josef Winkler : récit d'une déportation

Cette histoire, Josef Winkler l’a recueillie en quittant Vienne, où il ne parvenait pas à écrire, et en prenant pension, dans sa vallée natale, dans une ferme exploitée par une ancienne déportée ukrainienne, Nietotchka Vassilievna Iliachenko. Elle lui raconte toute son histoire, fidèlement rapportée par l’auteur, avec toutes ses répétitions, ses intonations particulières. Ce récit, qui constitue la seconde partie du livre, est encadré par un texte autobiographique où Winkler raconte comment il a fait la connaissance de cette ancienne déportée du travail.

Le livre se termine par une note du traducteur, Bernard Banoun, qui a pleinement rendu la parole de Josef Winkler et de celle que Winkler fait parler. Dans cette note, intitulée « À l’Est de la Carinthie », Bernard Banoun montre comment cette entreprise s’inscrit au cœur même de l’œuvre de Winkler : « À l’époque où Winkler écrit sur son enfance rurale, il enclenche le processus de réflexion, de décentrement et d’extension spatiale qui se révélera par la suite dans toute son ampleur. » On est aussi au cœur des déportations nazies ou soviétiques, qui représentent largement l’essence du XXe siècle – même si la déportation des Ukrainiennes n’aboutissait pas forcément à l’extermination totale qui définissait les déportations nazies. À l’heure où la folie d’un dictateur semblable à Hitler, un certain Vladimir Poutine, ravage et anéantit l’Ukraine qui connut tant de massacres, des pogroms aux exterminations soviétiques et nazies, ce livre est d’une puissante actualité.

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