Ceux qui tombent en Ukraine

Ukraine

Ilya Kaminsky, né à Odessa, vit depuis son adolescence aux États-Unis, où lui et sa famille juive ont trouvé refuge peu après la fin de l’Union soviétique. Malentendant depuis l’enfance, il a appris l’anglais de lectures en traductions et il écrit dans cette langue. Il s’investit dans la traduction, de poésie surtout, d’autres langues vers l’anglais. Quinze ans après le beau recueil Dancing in Odessa (traduit en français par Guy Jean aux éditions québécoises du Sabord en 2010 sous le titre On danse à Odessa), il écrit Deaf Republic en 2019 ; cette œuvre poétique et théâtrale paraît maintenant en français. Une lecture à la fois atemporelle et, au vu des événements en Ukraine, terriblement d’actualité.


Ilya Kaminsky, République sourde. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh. Christian Bourgois, 144 p., 18 €


« Et quand ils ont bombardé la maison des autres, nous / avons protesté / mais pas assez, nous nous sommes opposés mais pas / assez. » Ainsi commence le livre inclassable d’Ilya Kaminsky, venant bousculer la vie tranquille de ceux qui vivent sans la guerre. L’action se déroule à Valenka, un village (imaginaire) occupé. Par qui ? Pourquoi ? Aucune information, mais la tension est telle que Petya, un enfant, est abattu lors d’un rassemblement. Un enfant sourd ; dès lors, la surdité se propage parmi les habitants, qui communiquent par signes et pancartes. Les tentatives de résistance occasionnent toujours plus de violence, captures et exécutions. Le premier acte est raconté tantôt par les habitants, à la manière d’un chœur antique, tantôt par Alfonso Barabinski, qui chante son amour pour sa femme, Sonya, et sa toute petite fille, Anushka. Le second acte mêle la voix du chœur et celle de Maman Galya Armolinskaya, fer de lance de la résistance et propriétaire du théâtre de marionnettes.

République sourde, d'Ilya Kaminsky : ceux qui tombent en Ukraine

« Deaf Republic » de James Stewart © James Stewart

Vasenka est en effet une communauté de marionnettistes, et c’est pendant un spectacle de marionnettes que Petya a perdu la vie. Sa cousine Sonya animait la marionnette du sergent, elle fait partie de ceux qui enseignent la séditieuse langue des signes, dont le livre inclut plusieurs exemples. Cette langue des mains, gestuelle visuelle, participe d’une esthétique du corps, justement à la fois dans ce qu’il a de visuel et de tactile : la métaphore des marionnettes fonctionne très bien pour les corps disloqués, garrotés ou pendus, le geste pour le mot « terre » pince la peau tendre de la face interne du poignet. L’artiste américain James Stewart ne s’y est pas trompé en illustrant République sourde non seulement avec des dessins et des peintures, mais aussi avec des sculptures. La surdité volontaire des gens de Vasenka est une forme de résistance qui semble décupler la puissance de leurs autres sens ainsi qu’une farouche détermination : « Notre pays s’est réveillé le lendemain en refusant d’entendre les soldats. […] Notre ouïe ne faiblit pas, mais quelque chose de silencieux en nous se renforce ». Plusieurs femmes n’hésitent pas à utiliser leur corps pour mener les soldats à leur perte et les corps des morts eux-mêmes se font obstacles obstinés. Le langage du corps est primordial, silence ou pas. D’ailleurs, « les sourds ne croient pas au silence. Le silence est l’invention des entendants ».

Le premier recueil de Kaminsky, On danse à Odessa, portait déjà en germe ce livre ; l’un des poèmes dit qu’à Odessa on parle avec les mains, et il évoque un homme racontant l’histoire d’un pays de sourds. On retrouve dans République sourde le plaisir des sens, la saveur des fruits et légumes, la sensualité d’un amour qui explore chaque centimètre carré de peau, ainsi que plusieurs images, des oiseaux qui s’égaillent jusqu’aux corps d’hommes et de femmes en mouvement. Ici la danse est particulièrement macabre – « Deaf Republic » (république sourde) sonne comme « Death Republic » (république de la mort) – mais elle n’en est pas moins prenante. La présence des corps (aimants ou morts, jeunes ou vieux) n’exclut aucunement un questionnement spirituel ; selon la parole biblique, ceux qui ont des oreilles et n’entendent point sont ceux qui ne connaissent pas le vrai Dieu ou qui se détournent de Lui. Mais que faire quand Dieu lui-même semble se détourner de la souffrance humaine ? « Au procès de Dieu, nous demanderons : pourquoi as-tu permis tout cela ? / Et la réponse fera écho : pourquoi as-tu permis tout cela ? » La même urgence de vivre habite les deux livres, Kaminsky marchant désormais dans les pas de ses modèles (notamment Ossip Mandelstam et Paul Celan, cités dans On danse à Odessa) en développant sa propre forme poétique pour donner à voir un monde où règne une paix illusoire.

République sourde, d'Ilya Kaminsky : ceux qui tombent en Ukraine

Le dernier poème est sans ambiguïté : le pays qui se décrit comme « en paix » (peaceful) mais dans lequel on retrouve des garçons abattus sur le bitume, dans lequel un policier presse la gâchette lors d’un contrôle d’identité, désigne le pays d’accueil de Kaminsky, les États-Unis, où les violences, policières notamment, continuent d’exister. Mais cette « république sourde » en évoque tant d’autres, hier comme aujourd’hui (plusieurs toiles de James Stewart s’inspirent ainsi de la république de Weimar). Vouloir occulter le bruit du monde, ce n’est un souhait valable que dans les cas où le monde veut votre peau, comme l’exprime Maman Galya au milieu des bombardements : « Comment dire que j’aspire seulement au calme ; moi, une femme sourde, j’aspire au calme […] Je ne suis pas sourde / j’ai juste dit au monde / d’éteindre sa folle musique pour un temps ».

Ilya Kaminsky donne aux personnages de Valenka non pas un courage hors du commun – chaque témoin silencieux se sent lâche – mais un élan vital incroyable, de l’humour aussi : ils célèbrent tant qu’ils peuvent l’amour et la vie, aussi dérisoire que cela puisse paraître. Les premiers pas vacillants du nouveau-né répondent en silence aux derniers pas titubants de la condamnée, « bruit de l’âme » ; il faut une langue hors du commun pour faire sentir cela, quand chaque minute arrachée à l’horreur est une victoire. Qu’est-ce qui a pu donner à l’auteur une telle force poétique ? Ses jeunes années à Odessa, une dizaine d’années sans appareil auditif, à lire les gestes et les corps ? L’héritage littéraire soviétique, doublé de l’héritage culturel et spirituel juif ? Le choix d’un genre hybride qui emprunte ses codes au théâtre et ses formes à la poésie ? En tout cas, République sourde démontre le talent de Kaminsky ; ici le mot « histoire » se dit avec les mains, des mains qui s’ouvrent comme un livre.


On peut retrouver les œuvres de James Stewart en suivant ce lien.

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