Rassemblant, à l’image d’un camaïeu, des analyses sur les usages littéraires, cinématographiques, artistiques et philosophiques des archives, Archiver/Créer (1980-2020) constitue un état des lieux fort utile pour penser ensemble arts et archives, à partir de l’étude de cas précis, notamment ceux de Georges Perec, d’Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard et des « Monuments » de Thomas Hirschhorn. Il n’oublie pas non plus de penser le genre des archives et ses absences. Un bon moyen d’y voir plus clair dans cette boite de Pandore.
Vincent Debaene, Éléonore Devevey et Nathalie Piégay (dir.), Archiver/Créer (1980-2020). Droz, 272 p., 35 €
Depuis une dizaine d’années, les ouvrages monographiques et thématiques se sont multipliés sur « les archives ». Souvent le terme recouvre des objets bien différents, simples documents, traces collectées, archives instituées, comme l’indiquent en introduction les trois directeurs de ce volume, Vincent Debaene, Éléonore Devevey et Nathalie Piégay. La confusion est à son comble avec l’usage désormais très répandu du singulier de l’archive, né dans les années 1960 avec Michel Foucault dans L’archéologie du savoir (1968), puis repris par Arlette Farge dans son important essai Le goût de l’archive (1989). Un premier texte remet à plat une chronologie dans laquelle viennent s’inscrire tous les textes qui composent ce volume. Surtout, il dresse un tableau précis des différents usages de cette notion : du document du passé au geste d’écriture ou d’oubli. Après cet avant-propos qui rappelle, en les articulant, les travaux essentiels de Yann Potin, d’Ann Laura Stoler et de Daniel Fabre, en particulier, le livre se déplie en une série de cartes formant un jeu qui ne se veut pas complet, mais avec lequel le lecteur pourra faire aisément des brelans et autres suites.
Analysant deux projets non aboutis de Georges Perec, Éléonore Devevey, auteure d’une thèse remarquable sur la reconfiguration des rapports entre littérature et anthropologie dans la seconde moitié du XXe siècle (Terrains d’entente, Les presses du réel, 2021), met à l’épreuve, à partir des manuscrits laissés par l’auteur de Penser/Classer mais aussi grâce à l’ensemble du para-discours (des entretiens, principalement) de l’écrivain, l’affirmation de l’artiste et galeriste Ulises Carrión : « Nous vivons une période, un moment historique privilégié où la conservation d’archives peut constituer une œuvre d’art en soi ». Éléonore Devevey montre comment, chez Perec, la pratique de la collecte de la trace et sa transformation par l’écriture en un objet inédit visent à remédier à la « faillite de la mémoire ». Sa « phobie d’oublier » transforme les traces en archives : « l’herbier des villes », montage inabouti de matériaux collectés (prospectus, tickets…), est ainsi une « requalification » des rebuts en documents, et des documents en œuvre potentielle : les archives de Georges Perec.
Avec le cas de Jean-Luc Godard, et l’analyse d’un fragment de sa monumentale Histoire(s) du cinéma, la visée est peut-être opposée. Chez le cinéaste, à lire Raphaël Jaudon, le montage proposé entérine « la mort du cinéma » ; si Godard postule la mort du cinéma, son travail contribue à sa propre disparition car « le cinéma doit mourir ». C’est d’ailleurs à cette figure qu’Antoine de Baecque a consacré son dernier ouvrage, montrant comment, dès sa naissance, sa propre mort hante le septième art (L’histoire-caméra, II. Le cinéma est mort, vive le cinéma ! Gallimard, 2021).
Entre Perec et Godard, Nathalie Piégay qui, depuis ses premiers travaux en génétique textuelle consacrés à Aragon, est devenue l’une des grandes spécialistes de l’usage des archives en littérature contemporaine, propose une typologie en trois catégories de recours aux archives : romantiques, mémoriels et hystériques. L’analyse est convaincante surtout s’agissant des deux dernières catégories, celle du romantisme des archives ayant déjà été beaucoup soulignée ; cette dernière s’inscrit dans la lignée de la vision de Michelet et de la capacité des archives à « ramener les morts à la vie ». Nathalie Piégay évoque les écritures de Modiano (notamment avec Dora Bruder), de Sebald ou de la romancière Valeria Luiselli, qui ne cessent « d’inventer des formes qui, sous la poussée du mémoriel, recourent aux archives pour configurer, entre récit et fiction, les hantises du passé et les identités sur l’identité ». De là, très justement, Nathalie Piégay convoque Susan Sontag et l’idée que « la photographie est simultanément une pseudo-présence et l’indication d’une présence ». Et l’auteure d’ajouter à ces exemples le travail du photographe Mathieu Pernot sur la famille gitane des Gorgan (Les Gorgan, 1995-2015, Xavier Barral, 2017).
La critique littéraire définit enfin une troisième catégorie qu’elle dénomme « hystérique » parce que, dans les textes qu’elle recouvre, « la mise en scène de la fabrication, ou de la séparation, ou de l’exposition de l’archive est toujours primordiale, mais aussi parce qu’elle se soustrait à toute forme de symbolisation […] et plus encore de totalisation ». Le propos porte sur deux exemples : Un certain M. Piekielny de François-Henri Désérable (Gallimard, 2017) où l’auteur tente de retrouver un personnage d’un des chapitres de La promesse de l’aube de Romain Gary, et l’Atlas Group orchestré par Walid Raad. Dans ce dernier cas, il s’agit moins de collecter des archives et des traces de la guerre au Liban depuis 1975 que de présenter des archives et des matériaux fabriqués par l’artiste lui-même. Raad interroge les limites de la distinction entre la réalité et la fiction, dont une vérité pourrait selon lui surgir. Il rejoint ici le travail de Christian Boltanski qui n’a cessé de travailler dans cette direction.
Arrêtons-nous encore sur une contribution importante de Vincent Debaene, qui brosse une histoire en deux périodes des rapports entre littérature et sciences sociales à travers le prisme du rapport aux archives, insistant sur l’importance d’une revisite du surréalisme dans les années 1960. Debaene place au centre de cette histoire des archives non seulement Foucault mais aussi Michel de Certeau, dont on ne cesse de mesurer l’influence sur l’ensemble des pratiques en sciences humaines. Il faut aussi insister la traduction offerte en appendice par Éléonore Devevey, celle d’« Une pulsion d’archive » de Hal Foster, texte paru dans la célèbre revue américaine October (automne 2004). Si ce texte, rendu disponible pour la première fois en français, est précieux, c’est parce qu’il propose une lecture éminemment politique de l’usage des archives dans l’art contemporain, que ce soit chez Thomas Hirschhorn comme « poubelle du capitalisme » ou, dans une moindre mesure, chez Tacita Dean comme « une vision futuriste avortée ». C’est assurément l’une des qualités du livre que de rebattre les cartes en associant à la littérature, en un même jeu, le cinéma et l’art contemporain pour penser les archives.