Après avoir publié Marine Le Pen prise aux mots en 2015 et Ce qu’ils disent vraiment. Les politiques pris aux mots en 2017, la sémiologue Cécile Alduy signe La langue de Zemmour, un essai court, mais extrêmement dense, qui décrypte comment le polémiste d’extrême droite se sert de la langue pour faire avancer ses théories racistes.
Cécile Alduy, La langue de Zemmour. Seuil, coll. « Libelle », 60 p., 4,50 €
Quand Zemmour affirme : « Il ne faut pas négliger les guerres linguistiques », Cécile Alduy, qui enseigne la littérature française aux États-Unis, répond « dont acte » et démonte avec brio et précision les mécanismes rhétoriques, sémiologiques et lexicaux que Zemmour utilise pour réécrire l’histoire d’une façon qui lui convient mieux.
Certes, de nombreux auteurs ont déjà amplement documenté l’imposture intellectuelle de Zemmour du point de vue du fond des sujets qu’il aborde, par exemple Laurent Joly, avec La falsification de l’histoire. Cela dit, nul besoin d’être historien pour juger du niveau d’expertise d’un homme qui confond Attila (Ve siècle) et Gengis Khan (XIIIe siècle) – huit cents ans d’écart, ce n’est pas rien, ça revient à confondre la deuxième croisade avec la Seconde Guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, ces démonstrations sur le fond sont nécessaires, car la raison ne doit jamais baisser les bras face au charlatanisme. Mais elles ne disent rien sur la façon dont le polémiste parvient à disséminer ses idées malgré l’inanité de ce qu’il raconte. Tout l’intérêt du travail de Cécile Alduy est qu’il se concentre sur la forme et s’attache ainsi à dévoiler les outils qui permettent à Éric Zemmour de se faire passer pour ce qu’il n’est pas et de diffuser sa propagande avec une efficacité redoutable.
L’analyse de Cécile Alduy commence par les mots. Comme elle l’avait déclaré dans un entretien en 2015 : « La politique, quand on n’a pas de fonction exécutive, ce sont des mots ». Or Zemmour n’a jamais occupé de fonction et n’a jamais été élu ; des mots il se sert comme des armes, avec un recours systématique au champ lexical de la violence, qui vise à instiller l’idée que nous sommes en guerre à notre insu, et que lui-même n’est somme toute qu’un lanceur d’alerte. Ainsi, Cécile Alduy, qui croise diverses approches d’analyse du discours et notamment la lexicométrie, a constaté que « guerre » est le troisième nom le plus utilisé dans les livres de Zemmour : « chaque conversation est une joute, chaque rencontre un défi, chaque relation un rapport de force. On « bombarde » ses « adversaires » à coup « d’artillerie idéologique » ; on « plie sous la mitraille » de leurs arguments ».
La guerre, donc, mais contre qui ? Ici aussi, le lexique est révélateur. Éric Zemmour emploie le mot « race » ad nauseam. Et encore une fois, Cécile Alduy prend la peine de chiffrer ce qu’elle affirme : entre 2006 et 2021, Zemmour le déploie 135 fois dans ses écrits, alors que Marine Le Pen ne l’a utilisé que deux fois de 2012 à 2017, et son père une vingtaine de fois entre 1990 et 2007. Ce chiffrage donne tout de même une idée de la dérive vers l’extrême droite que représente l’apparition dans le paysage politique français de ce personnage qui fait passer Jean-Marie Le Pen pour un modéré. L’objectif de cette saturation sémantique, c’est la banalisation – Zemmour fait l’hypothèse qu’à force d’entendre le mot « race », certains en concluront qu’il désigne une réalité biologique et non pas, comme le dit fort justement Rokhaya Diallo, une simple construction sociale.
Au-delà des simples mots, Cécile Alduy s’intéresse au genre du récit. « Éric Zemmour passe son temps à raconter des histoires, au sens propre comme au sens figuré. Il a privilégié depuis le début de sa carrière d’écrivain le mode narratif comme instrument de persuasion. » Et effectivement, l’autre caractéristique saillante dans le discours de Zemmour est sa « version romancée » de l’Histoire de France, une « geste de cape et d’épée » uniquement peuplée de « grands hommes et [de] traitres ». En simplifiant les situations, en plaçant son récit dans le manichéisme le plus outrancier, il reprend un trope narratif bien connu – nous les gentils contre eux les méchants – et « promulgue des vérités définitives destinées à clore tout débat ».
De même, en employant le présent de l’indicatif, « mode du réel et des faits avérés », Zemmour le fait passer pour un présent de vérité générale et assène ses opinions comme autant de maximes : « L’histoire de France repasse toujours les mêmes plats », écrit-il sans autre justification que le fait que c’est son opinion. Dans sa grille de lecture du réel, « toute anecdote est une parabole » qui illustre sa thèse et, syllogisme aidant, selon lui la démontre. On reconnaît les mécanismes de reconstruction du réel propres aux dictateurs. Bien sûr, tout cela s’agrémente de citations tronquées ou décontextualisées, qui lui permettent de faire dire n’importe quoi à n’importe qui, à commencer par de Gaulle, dont Zemmour tient absolument à nous faire croire qu’il était au mieux avec Pétain, lequel aurait sauvé les Juifs français.
En parlant de dictateurs, la première image que Cécile Alduy évoque dans son livre, frappante, est de la plume même du polémiste condamné pour provocation à la haine raciale et multirécidiviste. En effet, Zemmour raconte que lors du premier confinement, en mars 2020, alors qu’il se promenait dans les rues vides de la capitale, il a tout de suite pensé à Hitler (en nous épargnant ainsi la peine d’invoquer un point Godwin) : « Je croyais voir pendre une immense croix gammée rouge et noir. […] Paris vide m’appartenait comme si je l’avais conquise ». Bien sûr, comme le note l’autrice, Zemmour désamorce aussitôt son propos pour couper l’herbe sous le pied de ses éventuels détracteurs en citant La Grande Vadrouille, l’énorme succès commercial du cinéma français des années 1960. Mais ce mélange des genres, qui met sur le même plan l’extermination de masse et une comédie populaire, illustre bien ce que Zemmour cherche à accomplir : une destruction de la langue dont il souhaite qu’elle entraîne un assèchement de la pensée et une déshumanisation des êtres. Si l’on en croit les sondages, cela semble bien parti.