Spécialiste des littératures africaines et afro-américaines, Anthony Mangeon publie le premier tome de ce qui est annoncé comme une trilogie consacrée aux déclinaisons multiples de « l’Afrique au futur ». Placé sous le signe du « renversement des mondes », ce premier opus déjoue toutes les idées reçues en établissant des ponts entre la littérature coloniale et l’afrofuturisme contemporain, mais aussi entre prospective et fiction, entre discours médiatique et création littéraire.
Anthony Mangeon, L’Afrique au futur. Le renversement des mondes. Hermann, coll. « Fictions pensantes », 296 p., 24 €
À quel temps conjuguer l’Afrique ? Ceux qui, à l’instar d’un certain président de la République française, lui refusent obstinément le privilège d’être entrée dans l’histoire la cantonnent à un immuable présent. Quant à ses défenseurs, ils se sont d’abord ingéniés à la décliner au passé, rappelant les civilisations et les accomplissements qui fleurirent sur le continent africain de la Préhistoire à nos jours. Depuis quelques années, le ton a cependant changé : comme le démontre Anthony Mangeon dans une vertigineuse énumération liminaire, c’est désormais au futur que se dit l’Afrique, de unes de magazines en affiches d’expositions, de blogs en articles de presse, d’ateliers de la pensée en colloques – au point que l’essayiste sénégalais Elgas invoque à bon escient un « nouveau catéchisme médiatique », qui se complairait à prendre à rebours les stéréotypes pour faire de l’Afrique le berceau de l’avenir.
Observable sur de multiples supports, ce motif récurrent touche également à de nombreux domaines – de la géopolitique à l’économie en passant par l’histoire, la littérature, le cinéma et les arts : l’un des plus remarquables atouts de l’essai d’Anthony Mangeon est de concilier ces perspectives diverses pour aborder L’Afrique au futur comme une construction globale – c’est-à-dire à la fois comme un phénomène mondial, attesté aussi bien en Afrique qu’en Amérique et en Europe, et comme une tendance générale, perceptible dans la littérature grise et dans les travaux d’experts autant que dans la fiction, que celle-ci soit d’ailleurs destinée à un cercle de lecteurs avertis ou à un grand public avide de sensations fortes. En adoptant une approche aussi inclusive, l’auteur met en application les théories qu’avançait dès 1975 Bernard Mouralis lorsqu’il rassemblait sous l’enseigne des « contre-littératures » des textes qui, bien qu’arbitrairement cantonnés en dehors du champ littéraire, parviennent à en faire bouger les lignes.
Prolongeant cette réflexion, l’essai d’Anthony Mangeon aborde à la fois des mélodrames de la littérature coloniale (Les exilés de la terre d’André Laurie, L’invasion noire du capitaine Danrit, Fécondité d’Émile Zola), la littérature francophone émanant d’auteurs qui se présentent volontiers comme les « enfants de la postcolonie » (Aux États-Unis d’Afrique d’Abdourahman Waberi, Rouge impératrice de Léonora Miano), des feuilletons afro-américains (Black Empire de George Schuyler, initialement paru dans les colonnes du Pittsburgh Courier, ou la série Insh’Allah de Steven Barnes, qui comporte à l’heure actuelle deux volumes : Lion’s Blood et Zulu Heart), des essais et des rapports (par exemple, Afrotopia de Felwine Sarr, …Et demain l’Afrique d’Edem Kodjo, ou encore la brochure des scénarios de Mont Fleur, élaborés en 1992 en Afrique du Sud), des romans de la « nouvelle vague » science-fictionnelle britannique (Notre île sombre de Christopher Priest, La forêt de cristal de James Graham Ballard, Tous à Zanzibar de John Brunner), de la science-fiction française contemporaine (Demain, une oasis de Yal Ayerdhal, Aqua et AquaTM de Jean-Marc Ligny), de la littérature allemande classique et récente (Berge, Meere und Giganten d’Alfred Döblin ; Les affamés et les rassasiés de Timur Vermes), des romans représentatifs de la science-fiction africaine contemporaine (Moxyland de Lauren Beukes, Lament for the Fallen et Our Memory like Dust de Gavin Chait en Afrique du Sud, Nigerians in Space et After the Flare de Deji Bryce Olukotun au Nigéria), des films, confidentiels ou à grand succès (Black Panther de Ryan Coogler ; Africa Paradis de Sylvestre Amoussou). Déjà imposante en l’état, cette liste est vouée à être encore étendue dans les tomes suivants de la trilogie, dont l’essayiste annonce déjà la teneur : brièvement évoquées dans ce premier volume, les œuvres de Nnedi Okorafor et de Lauren Beukes, celles de Mike Resnick et de Tade Thompson, les multiples reprises graphiques et littéraires du personnage de Black Panther, créé par les éditions Marvel en 1966, y trouveront toute leur place, articulées autour d’une réflexion politique sur les enjeux de l’utopie et sur les implications éthiques des représentations de l’avenir.
Le premier opus de L’Afrique au futur excède, quant à lui, la compilation éclectique de contre-littératures négligées, réunies autour de thématiques écologiques (sécheresse, exploitation des ressources) ou géopolitiques (guerres mondiales, chocs des civilisations) communes : il expose entre elles un réseau d’échos et de dialogues, érigeant des ponts inattendus entre essai et science-fiction, entre afrofuturisme et roman colonial, entre littératures occidentales et africaines ou entre les tenants d’idéologies drastiquement opposées. Cette lecture intégrative présente au moins deux vertus cardinales. Elle invite tout d’abord à prendre au sérieux la littérature – ou au moins à ne pas établir de solution de continuité entre la pensée et la fiction. Sans prêter aux romans une quelconque capacité prémonitoire, Anthony Mangeon défend l’idée d’une agentivité du récit, dont la lecture inspiratrice pourrait déboucher sur des effets dans le monde réel.
La biographie qu’il consacrait en 2020 au pasteur afro-américain Martin Luther King Jr. mentionnait déjà le rôle décisif d’un roman d’Edward Bellamy, Looking Backward (Cent ans après ou l’an 2000), dans la formation des convictions politiques du jeune pasteur. De même, les deux premiers chapitres du présent ouvrage démontrent l’existence d’un terreau commun à la fiction et au discours médiatique, sur des thèmes aussi essentiels dans l’actualité contemporaine que la menace islamiste (chapitre 1) et l’immigration de masse (chapitre 2). Si le troisième chapitre renoue, en s’appuyant sur les théories de Mikhaïl Bakhtine, avec une lecture essentiellement littéraire du « monde à l’envers », dont les effets se reflètent jusque dans la facture de la langue, le quatrième pousse plus loin encore la mise à mal des clivages génériques et disciplinaires : il se fonde en effet sur l’étude serrée de textes romanesques et de théories de la prospective pour établir l’existence de porosités entre anticipations fictionnelles et stratégiques. La frontière se révèle dès lors ténue entre les « pensées fictionnalisantes qui mobilisent les ressources de l’imagination pour conduire leurs expériences de raisonnement, et notamment l’élaboration de leurs possibles ou plausibles scénarios pour l’avenir » et les « fictions pensantes » définies comme des « affabulations qui réfléchissent, au moyen de la mise en mots, en intrigue et en récit, à ces mêmes questions relatives aux devenirs du continent ».
La seconde force de l’approche choisie par Anthony Mangeon réside dans la mise en évidence d’une profondeur historique, que le présentisme contemporain contribue trop souvent à occulter. La confrontation de textes du XIXe, du XXe et du XXIe siècle conduit en effet à relativiser la nouveauté de problématiques géopolitiques et d’orientations esthétiques pourtant perçues et parfois célébrées comme novatrices. Ni la peur d’un « grand remplacement », ni la menace d’un « Djihadistan » tout-puissant, ni la représentation d’une Afrique future parvenue à renverser les rapports coloniaux de domination ne datent d’aujourd’hui, ni même d’hier : brillamment conclue par une réflexion dédiée aux « imaginaires du passé », L’Afrique au futur démontre implacablement que ces motifs et ces hantises remontent pour la plupart au XIXe siècle et que leurs versions contemporaines relèvent de l’actualisation, plus ou moins réussie, de vieilles antiennes. En faisant ce constat de ressassement plus que d’invention, le premier tome de la trilogie tempère le potentiel d’innovation d’œuvres qui, tout en se targuant d’afrofuturisme, reconduisent des formes narratives rebattues ou ressuscitent des personnages bien connus : il désamorce cependant d’un même geste certaines des grandes angoisses contemporaines, montrant que les menaces aujourd’hui présentées comme imminentes l’étaient déjà il y a cent ans. Le cliché, par conséquent, n’est pas toujours là où l’on croit, et conjuguer l’Afrique au futur revient parfois à la renvoyer à son passé.
Publié en 2010, l’essai qu’Anthony Mangeon consacrait à La pensée noire et l’Occident rappelait dès ses pages d’introduction le célèbre adage de Pline l’Ancien : « ex Africa semper aliquid novi », ajoutant au passage que, de François Rabelais à Michel Leiris, de nombreux auteurs « s’accordent à faire de l’Afrique un lieu de constante et prodigieuse créativité ». Sans nier cette extraordinaire vitalité, le détour par l’Afrique au futur implique de tempérer quelque peu l’optimisme plinien (« Ah, je vais me le farcir ! Je sens que je vais me le farcir ! », disait déjà Pierre Desproges dans son Réquisitoire contre André Balland). Sans aller jusqu’à ces extrêmes, on proposera à tout le moins une version alternative de la citation : ex Africa nonnumquam aliquid novi – autrement dit, il arrive parfois que de l’Afrique sorte quelque chose de nouveau. Le premier tome de L’Afrique au futur apparaît à ce titre comme une indispensable mise au point – nous invitant à ne pas prendre les vessies coloniales pour des lanternes (afro)-futuristes, ou, inversement, à ne pas négliger l’apport de textes mal aimés, qui anticipèrent pourtant les problèmes écologiques et géopolitiques de notre temps. Quant à la part de l’aliquid novi, c’est surtout dans les tomes suivants du triptyque qu’il nous appartiendra de la chercher, dans les lointains horizons intergalactiques dont les dernières lignes de l’essai, à la manière du légendaire générique de La Guerre des étoiles, nous laissent entrevoir l’alléchant défilé.