La société, « ça n’existe pas », déclarait Margaret Thatcher en 1987, mais « il y a des hommes et des femmes, il y a des familles ». Xavier Vigna, qui la cite au terme de son Histoire de la société française (1968-1995) pour mieux réfuter son propos, ne se contente pas de nous proposer un excellent manuel, ce qui déjà ne serait pas rien. L’historien vient aussi rappeler que la maitrise du social et sa conceptualisation sont plus que jamais des enjeux et, nous livrant une histoire sociale aussi dense qu’agréable à lire, il fournit nombre d’outils nécessaires pour une meilleure maitrise de certains débats et combats du moment.
Xavier Vigna, Histoire de la société française (1968-1995). La Découverte, coll. « Repères Histoire », 128 p., 10 €
À l’heure de la modernité libérale, la société – concept flou – est affectée de bouleversements et de soubresauts qui, pour planétaires qu’ils soient, n’en touchent pas moins le quotidien de chacun. Cela contribue largement à la multiplicité des ouvrages qui, en France comme ailleurs, s’essaient à scruter son devenir [1]. Xavier Vigna, dont les travaux sur l’histoire ouvrière du XXe siècle font référence, invite à un léger recul afin de mieux saisir les caractères de la société française, entrée, comme la plupart des sociétés dans le monde, dans une zone de turbulences accrues depuis le tournant du siècle. L’auteur, qui dit avoir voulu « abandonner résolument le mythe paresseux des “Trente glorieuses” », s’attache à dégager la chronologie pertinente d’une histoire qui, malgré ce que le titre du livre pourrait laisser penser, n’épouse strictement ni les séquences de croissance et de crises, ni celles de l’histoire politique ou des mouvements sociaux. La démarche adoptée permet de croiser leurs temporalités intriquées.
Cette Histoire de la société française aborde en premier lieu la moyenne durée de ces éléments structurants de la société française, hérités d’une histoire longue, que sont le poids des campagnes et des petites villes et celui de l’immigration. Il décrit une société qui, tout en conservant certaines de ces spécificités, n’en devient pas moins « urbaine, tertiarisée, éduquée, sécularisée » et consommatrice à un niveau sans cesse accru dans le courant des années 1960, soit avant ces ruptures sociales, sociétales, politiques et économiques qu’ont été 1968, 1981 et 1982. Ce basculement est abordé à travers le prisme du « cadre de vie des Français vieillissants », des « mutations de l’intime », de la religion à la famille en passant par le rapport au corps, et du « travail et des transformations des clivages de classe ». L’ouvrage, qui n’a pas vocation à revenir sur le récit ou sur les analyses des événements « 1968 » ou « 1995 », analyse ensuite les accélérations, infléchissements et mutations consécutifs à 1968 puis à la « crise » en procédant à une analyse critique de ce dernier terme. « 1995 », année qui se termine par la dernière mobilisation syndicale ayant contraint un gouvernement à renoncer à un projet de réforme général, le plan Juppé, rappelle l’attachement perpétué de la population française, et en particulier des classes populaires, à un modèle social que l’État doit préserver contre les conséquences de la crise – une question demeurée d’actualité.
L’ouvrage, qui parait dans la collection « Repères », en épouse naturellement les cadres et les objectifs convenus. Si Xavier Vigna revient sur une histoire bien balisée, c’est en dégageant des lignes de force qui lui confèrent une originalité et un intérêt certain pour ceux-là mêmes qui croiraient la bien connaitre, en s’assignant pour objectif explicite de mettre à mal la thèse de « la moyennisation de la société française » et de la disparition des « classes sociales ». Il n’exclut aucun des paramètres que son intitulé fait attendre mais prête, dès lors, une attention toute particulière à ceux qui occupent une place centrale dans les débats contemporains : l’immigration et les immigrés, occupant des emplois majoritairement mais pas exclusivement subalternes, les inégalités sociales et les clivages de classe, que l’homogénéisation et les processus d’individualisation ne suffisent pas à faire disparaitre, l’islam, les maladies du travail, la France des territoires, avec de très éclairants exemples pour la plupart empruntés à des villes de taille moyenne, la relation « classe ouvrière, classe populaire »… Déplorant que le « prisme mouvementiste » dont souffriraient l’histoire et plus globalement les sciences sociales leur ait trop souvent valu de négliger « les évolutions plus lentes ou moins spectaculaires ou les résistances et de dédaigner plusieurs segments qui votent à droite », Xavier Vigna consacre également des pages d’un grand intérêt à « ce[ux] qui ne change[nt] pas, ou guère » et à la « société de droite ». S’ensuit un tableau dont les nuances devraient permettre d’éviter des regards par trop nostalgiques sur ce monde que nous aurions perdu.
Les petites dimensions de l’ouvrage n’excluent pas de nombreux focus éclairants, s’agissant de catégories (« Où est passée la bourgeoisie ? ») ou de pratiques collectives. Soulignons, entre autres, les développements concrets – qui, pour être brefs, n’en sont pas moins d’une grande efficacité démonstrative – consacrés à la chasse et aux chasseurs, à la participation des personnes souffrant de handicap au changement des politiques à leur égard ou, plus surprenante, l’évocation de cette petite usine qui produisait encore à un bon rythme des martinets plus d’une décennie après 1968… Un certain nombre de comparaisons chiffrées avec plusieurs pays voisins permettent de réinscrire ces mutations dans des mouvements globaux, tout en soulignant leurs spécificités conservées.