Le psychiatre Franck Enjolras et le photographe Jean Noviel font revivre l’asile Maison-Blanche en exhumant les lettres écrites par ses pensionnaires. Le récit du sauvetage de ces vies naufragées paraît, cela ne s’invente pas, aux éditions Loco.
Franck Enjolras et Jean Noviel, Le grand renoncement. Voix d’asile, paroles de femmes. Loco, 106 p., 17 €
Dans Les grandes épreuves de l’esprit, Henri Michaux dit qu’il a voulu dévoiler le « normal », le méconnu, l’insoupçonné, l’énorme normal. Il aurait pu parler de cette rimbaldienne « folie qu’on enferme » : le lecteur ne peut pas ne pas penser à Stanislas Rodanski, à Louis Althusser, à Antonin Artaud, qui se confiait à ses amis sur l’histoire « d’envoûtement et de magie » qui l’a conduit au pays des « suicidés de la société ». Qu’on se rappelle les lettres d’Artaud envoyées de Rodez, celles d’Althusser à Franca, ou le poème Requiem for me de Rodanski. Tous ces écrits sont nés de désordres de l’esprit, mais aussi de moments d’illuminations, de grande lucidité.
Cette folie qu’on enferme subjugue à ce point un photographe, Jean Noviel, et un psychiatre formé à l’école de l’anthropologie, Franck Enjolras, qu’ils ont entrepris de mener des investigations au fameux asile psychiatrique Maison-Blanche (le lecteur ne peut que se demander si le livre de Laure Murat, La maison du docteur Blanche, n’a pas été lu par les deux enquêteurs). Mais si le lieu où étaient tenus captifs ceux dont la raison a fait l’école buissonnière – ces bâtiments désormais en ruine de la région parisienne – fascine Franck Enjolras et Jean Noviel, c’est aussi à cause des découvertes qu’ils y ont faites, les dossiers des internés, et surtout les lettres des femmes, ces égarées à deux doigts d’être proscrites. Les photos de Jean Noviel montrent à quel point ce qui aurait pu servir de « refuge » laisse une impression d’abandon, comme les hommes, et surtout les femmes, enfermés là. Rêvaient-ils d’évasion ou se résignaient-ils à leur condition ?
Ce que Franck Enjolras et Jean Noviel mettent au jour, c’est une sourde violence qui entoure ces « pauvres en pouvoir pragmatique », selon l’expression d’Henri Michaux. De la même façon que lui, Franck Enjolras et Jean Noviel ont le regard de ceux qui se méfient des « Seigneurs de la santé mentale ». Ils enquêtent, mais toujours avec le souci d’exhumer des vies, et sans jamais se poser en habitants de l’autre côté de la barrière, le côté des arrogants pétris de certitudes et dont la raison ne vacille jamais. L’asile psychiatrique n’est plus, dès lors, une institution, mais un microcosme où évoluent des femmes au bord du silence, dont la parole pourtant se révèle précieuse, des femmes menacées de devenir des épaves et des rebuts, mais qui, par leur parole, nous obligent à les considérer autrement.
Ce qui est captivant dans Le grand renoncement, ce n’est pas seulement qu’il fait le récit de vies à travers des lettres retrouvées, lettres envoyées comme un baudelairien De profundis clamavi. Du fond des gouffres, ces femmes crient : « idée fixe d’indignité, délire mélancoliforme, sentiment d’impuissance, découragement, remords… », écrit Franck Enjolras. Ces télégrammes de la nuit sont à lire, à écouter comme des voix jaillissant de la pénombre, voix aussi délirantes qu’émouvantes, voix qui résonnent comme dans une chambre d’écho. Délaissées, esseulées, aux prises avec tous les démons intérieurs, ces femmes ne sont pas, dans ces pages, de pitoyables créatures, ainsi que voudraient les voir les raisonneurs à préjugés, pour lesquels le monde doit se garder de ceux qui ont un grain menaçant l’ordre naturel des choses. Elles s’imposent, non comme des reines de la nuit, mais comme des résistantes, qui se sont rebiffées au point d’être bannies.
Fallait-il un psychiatre et un photographe pour recueillir ce qui reste de ces existences parties à la dérive ? « Les voix de ces femmes, venues du passé, nous les avons lues, écoutées, avec notre conscience du présent », souligne Franck Enjolras. Il s’agit de ne pas renoncer, mais de laisser revivre la Maison-Blanche, avec toutes ces voix qui la peuplent.
Dans une lettre à Jean Paulhan, écrite à Rodez, Artaud évoque toute l’humilité qu’il faut pour écrire : « Comme un poète qui attend longuement que les mots disent ce qu’ils ont à dire avant de se mettre lui-même à les compter. » C’est l’impression qui se dégage du Grand renoncement : ces femmes ne se croient pas les Maîtres du langage, elles sont d’humbles scribes de ce qu’a été une vie dont les amarres ont été larguées.