Le 7 avril 2018, l’ancien président brésilien Lula se livre à la justice pour purger une peine de 580 jours à la suite de sa condamnation pour prise illégale d’intérêts alors qu’il dirigeait le pays. Ce jour-là, l’homme qui a donné un espoir inédit au peuple brésilien scelle un pacte avec ce dernier lors d’un discours historique : « notre combat, c’est la recherche du printemps ». Pendant les presque deux ans qu’il passera dans une cellule du commissariat de Curitiba, la froide capitale de l’État du Paraná, près de 25 000 lettres seront adressées au détenu pour lui témoigner soutien, reconnaissance et espérance. Cette prise d’écriture comme acte de résistance est unique ; tout aussi remarquable est le souci d’archivage de ces documents, qui esquissent une histoire populaire contemporaine du Brésil. Un livre restitue ce moment collectif.
Maud Chiro (dir.), Mon cher Lula. Lettres à un président en détention. Anamosa, 208 p., 27 €
Mon cher Lula n’est pas un livre d’historien, contrairement à celui publié par Carl Bouchard sur les lettres envoyées au président américain Wilson par des citoyens anonymes français entre novembre 1918 et juin 1919 pour le remercier de l’engagement décisif de son pays dans la guerre (Cher Monsieur le Président. Quand les Français écrivaient au président Wilson (1918-1919), Champ Vallon, 2015) ; ce n’est pas non plus un livre de sociologie questionnant le fait d’écrire aux puissants (comme le récent Écrire au président de Julien Fretel et Michel Offerlé, La Découverte, 2021). Il ne s’agit pas non plus, comme avec Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, de travailler à partir d’un corpus d’écrits réagissant à la publication d’un article pour penser plus généralement la notion d’actualité ; Mon cher Lula est une anthologie d’écrits qui constituent ensemble la grande banderole du peuple brésilien en lutte, la banderole de la photographie du cortège en couverture du volume, celui de milliers de Lula.
L’objet, des plus simples, rend cette publication d’autant plus importante. Mon cher Lula donne à lire ces courriers adressés au prisonnier Lula, mais constitue aussi un extraordinaire autoportrait de la société brésilienne quelques mois avant que le violent et autoritaire Jair Bolsonaro ne soit élu à la tête du pays. On peut dès lors qualifier ce volume, publié en France par l’historienne Maud Chirio en collaboration avec des collègues brésilien.ne.s, de geste politique. Il est en effet conforme au projet qui a vu la victoire de Lula, celui que le pays soit gouverné par un homme venu du peuple et soucieux du peuple.
Ce ne sont ni les lettres des intellectuel.le.s, ni celles des politiques qui sont ici transcrites et traduites, mais celles de femmes et d’hommes dont l’inscription personnelle dans les archives du contemporain sera peut-être cette unique missive, ces quelques lignes sur une carte postale ou ces longues pages noircies de mots. Les historien.ne.s ont pris soin de faire précéder chacun de ces documents de quelques lignes présentant le scripteur à partir des quelques données disponibles. Et ce ne sont pas que les transcriptions d’écrits qui sont publiées, mais aussi tout un ensemble d’objets reçus par Lula, puis la Vigia (vigie), ce campement qui ne cessa de « veiller » à proximité sur le prisonnier, et enfin la fondation Lula, un petit pavillon à São Paolo. Nul message électronique dans ce corpus mais tout un ensemble de productions graphiques (dessins, collages, etc.) qui font davantage songer à la « pluie de roses » reçue au carmel de Lisieux après la mort de Thérèse, notamment de la part des poilus pendant la Première Guerre mondiale, qu’à des lettres standardisées.
Il faut dire qu’écrire à Lula, c’est pour beaucoup user des outils que le président brésilien développa pendant son mandat. Nous sommes nombreux à être alors allés dans les universités brésiliennes parler devant des amphithéâtres bondés, dialoguer avec une jeunesse, notamment noire, qui jusqu’alors était largement privée du droit de parler et d’écrire. Par leur diversité et leur formidable richesse, ces documents sont aussi une trace de ce que cette démocratie populaire a produit, en particulier un accès massif à l’éducation.
Ce livre n’existerait pas si une petite équipe d’historien.ne.s et d’archivistes n’avait eu conscience de la valeur de ces documents. On sait que, malheureusement, ces écritures sont souvent détruites (pensons aux lettres des lecteurs aux écrivain.e.s qui, le plus souvent, finissent à la poubelle). C’est conscient de l’importance de ces traces, comme le furent d’autres au moment des autels à la mémoires des victimes des attentats de New York, Madrid, Londres, ou Paris (Sarah Gensburger et Gérôme Truc (dir.), Les mémoriaux du 13 novembre, 2020) que ce collectif s’est mis au travail, inventoriant et numérisant chaque item. L’entreprise de conservation était d’autant plus urgente que l’élection de Bolsonaro a donné à ces archives une dimension « subversive » ; les numériser permettait de ne pas les fragiliser. Au mot d’ordre « Des milliers de Lula » répondait ainsi cet acte d’archivage, qui démultipliait à l’infini ces mots de résistance. Archiver, c’est aussi lutter au présent.
En lisant ces textes, on découvre en effet que ces lettres sont l’occasion pour beaucoup d’écrire le récit de leur vie. De page en page, on chemine avec une famille d’ouvriers, une femme des favelas ; ni autobiographie ni récit de soi, ces lettres sont une forme singulière de s’écrire qui n’a aucun précédent. Du point de vue d’une anthropologie de l’écriture, elles ne sont ni des écritures de l’extrême ni des écrits ordinaires ; elles font événement. Leur spécificité tient sans doute aussi au fait qu’en les lisant on prend la mesure, noir sur blanc, de la manière dont la politique est entrée dans la vie de celles et ceux que le Brésil moderne avait beaucoup laissés en marge. En cela, le livre constitue un portrait collectif sans complaisance ; il sonne juste.