On court souvent dans les livres de Maryline Desbiolles. On dévale des pentes, on arpente des campagnes, on file le long des chemins. Dans Charbons ardents, on marche. Des hommes et des femmes issus des Minguettes, banlieue de Lyon, descendent à Marseille, rassemblent des compagnons et montent à la capitale. C’est la marche dite « des beurs » de 1983. Les faits semblent lointains, Maryline Desbiolles les dit au présent.
Maryline Desbiolles, Charbons ardents. Seuil, 144 p., 16 €
Cette marche qu’on a appelée des beurs – on pourra s’interroger sur le mot – a commencé par un coup de feu. Toumi Djaïdja est victime d’un tir de policier et est gravement blessé. Il passe sept heures sur le billard et, à son réveil, demande à ses proches quand commence la marche. Le crime n’est pas isolé. Depuis des mois, les agressions voire les meurtres contre des « Arabes » se succèdent. Le climat est électrique. Christian Delorme, un prêtre engagé de cette banlieue lyonnaise et inspiré par Lanza del Vasto, lance un mouvement non-violent pour signifier le refus et la colère de la population d’origine maghrébine face à ces attaques répétées. Maryline Desbiolles dresse son portrait par touches. Une formule frappe, qui décale subtilement le sens d’un participe : « Christian Delorme ne peut pas être rangé. Christian Delorme n’est pas rangé ». Il est inclassable, difficile à caricaturer même pour ses adversaires.
Autour de Delorme, des jeunes se fédèrent donc et l’idée naît d’une marche sur le modèle de celle que mena Martin Luther King. Elle se déroulera du 15 octobre au 3 décembre 1983, aboutissant à l’Élysée où le président Mitterrand reçoit les marcheurs pour leur donner des assurances, et réagir par quelques décisions rapides. À ce moment-là nait le slogan « Touche pas à mon pote » dont le symbole fera florès. Pas forcément pour le meilleur. Certains ont fait carrière grâce à cette petite main.
Le récit de Maryline Desbiolles n’est que très peu documentaire : « Quand je commence un livre, j’ai confiance dans l’écriture, tout est bon à lui fourrer sous le nez, peu importe la manière dont les choses tourneront, j’en ferai quelque chose ». C’est la langue qui décide, qui donne l’élan. Son texte mêle la dimension historique à la poésie, au récit autobiographique, fait entendre les voix des témoins. Et surtout Maryline Desbiolles les nomme, rappelant ainsi ce que permet la littérature : « sauver le cas particulier contre la masse, la foule ». Soit le contraire de la politique. C’est sans doute pourquoi l’autrice est si sévère à l’égard de SOS Racisme, association dans laquelle elle voit surtout de la récupération ; et, dans le slogan même, de la condescendance. Elle n’est pas plus à l’aise avec le mot « beur », inventé en banlieue parisienne. Les habitants des Minguettes ne le connaissaient pas et ne l’ont jamais apprécié.
Les mots, tous les lecteurs de Maryline Desbiolles le savent, c’est d’eux qu’elle part. Que Djamel se dise effarouché, elle revient sur l’adjectif, puise dans ses racines et part, comme une dératée. Le mot, là non plus, ne tombe pas par hasard. Son premier roman, jamais édité, s’intitulait Le dératé. Toujours une histoire de course et de souffle, et aujourd’hui dans le contexte de la pandémie, du confinement. L’écrivain ne peut rencontrer les témoins, sinon à travers un écran. « Je cours et j’essaie d’attraper des mots au vol », écrit-elle. Et parfois elle se heurte aux obstacles, a l’impression de « marcher sur des charbons ardents ». Ou encore de perdre pied. À un moment parce qu’elle boite, littéralement, à d’autres parce que c’est compliqué : « Je ne sais pas si tout s’embrouille ou si tout se frotte, se marie, s’appareille, je ne sais pas. »
Charbons ardents est de ces livres où l’autobiographie entre en biais, pas pour occuper le cadre, plutôt pour établir les liens. En 1983, la future autrice est étudiante, et « pionne » au collège Maurice-Jaubert de Nice. Elle va au cinéma, nous lisons la liste de ce qu’elle y voyait en octobre. Ce qui est commun à une génération aimant les salles obscures. Au même moment, la Marche, telle qu’en 2021 la lui raconte Fatima Mehallel : « On était une poignée de gamins au départ de Marseille. Plus on marchait, plus on grandissait. Jusque-là, on avait été invisibles. Et voilà qu’on était vus. » L’étudiante regardait autour d’elle, écoutait ce qui se disait, ce qui se taisait, ce qui se hurlait. Parlant avec Djamel Atallah, l’un des « fidèles » (au sens de loyal, sûr) de Christian Delorme, Marilyne Desbiolles s’aperçoit que le père de l’un était, pendant les « évènements » d’Algérie, de « l’autre côté », en face de l’autre. Pour la police de ces années 1980, Djamel restait « le melon » ou « le fellaga ».
Charbons ardents n’est pas un livre isolé dans l’œuvre de son autrice. D’abord parce qu’il se déroule pour partie dans sa région, du côté de Nice, et que, pendant la période d’écriture, les fleuves et rivières débordent, la vallée de la Roya est dévastée, écho lointain de Rupture, un roman publié en 2018. L’autrice lit Isabelle Eberhardt, morte dans un oued algérien en crue en octobre 1904. Comme si les époques se superposaient.
Mais les livres qui font lien pour celles et ceux qu’elle interroge et qui lui font dès lors confiance, c’est Le beau temps, consacré à ce Maurice Jaubert plus haut cité, et surtout C’est pourtant pas la guerre, l’un de ses plus beaux livres, recueil de paroles entendues dans le quartier de l’Ariane. Dans ce livre comme dans Charbons ardents, et comme toujours, ce sont les plus humbles, les silencieux, les mal aimés que l’on voit et entend. Nous sommes loin des slogans, loin des paroles confites ou gelées, emportés par le flux de la langue, par le flot de ces gens qui marchent : « Ils marchent contre la guerre qui gronde en eux ». Et avec Marilyne Desbiolles nous les retrouvons.