La grande majorité de la population algérienne a vécu l’année 1962 dans la joie, l’émerveillement et l’espoir. Cela fait maintenant soixante ans que l’Algérie a obtenu son indépendance et que l’instauration de la République algérienne démocratique et populaire a été proclamée. Pourtant, ces sentiments, les effets qu’ils ont produits et les raisons pour lesquelles ils étaient si intenses ont tendance à s’estomper dans les récits que l’on a faits de cet événement. Dans Algérie 1962. Une histoire populaire, l’historienne Malika Rahal décrit « la puissance qui fut nécessaire, en 1962, pour partager profondément le temps, refermer la période coloniale et ouvrir le pays à son avenir », et entame un nouveau débat vivifiant sur ce qui s’est passé à l’époque et sur les raisons pour lesquelles c’était important. Cela signifie qu’il faut rompre avec les doxas existantes sur les histoires à raconter au terme de cent trente-deux ans de contrôle français et à la suite d’un conflit sanglant qui a duré près de huit ans et suscité une forte attention internationale. Les perspectives qui en ressortent sont éclairantes.
Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire. La Découverte, 493 p., 25 €
« L’histoire est écrite par les vainqueurs », dit le proverbe, et « l’on s’attendrait à être submergé par une histoire des vainqueurs » de 1962. Pourtant, « 1962 » est souvent abordé sous l’angle de ce que Rahal nomme « la déploration » : d’une part, le désespoir algérien concernant les fondations prétendument défectueuses que les dirigeants du nouveau pays ont jetées, désespoir qui, au cours des décennies suivantes, a gagné de larges pans de l’opinion algérienne ; d’autre part, le désespoir français touchant ceux qui étaient profondément attachés au mirage de l’Algérie française et qui ont dû faire face à son évanescence. Cette « déploration » s’est focalisée sur l’Algérie de 1962 telle qu’elle a été vécue et/ou comprise « par ses minorités, au profit d’une histoire tragique », en l’espèce les marges de la société algérienne qui incluent ceux qui ont été appelés par la suite « harkis » ou « pieds-noirs », ainsi que les Algériens qui ont perdu les luttes politiques censées définir la manière dont l’indépendance et le nouvel État devaient prendre forme. Rahal affirme sans détour qu’une telle « histoire de vaincus » est riche d’enseignements. Que peut-on apprendre de plus en ouvrant la focale, demande-t-elle, et en tenant compte du large spectre des développements intenses que le quasi-miracle de l’indépendance a rendus possibles ? La plupart des Algériens ont partagé l’excitation et les attentes des nombreuses personnes qui, à travers le monde, ont été inspirées par la naissance de ce nouvel État-nation. Pour eux, 1962 a été une ère de nuits blanches et d’instauration de liens inédits entre les gens, au-delà des frontières spatiales. Pour rendre compte de cette ambiance, le terme qui émerge dans les récits autour de cet événement est « effervescence ».
L’attention particulière portée à cette effervescence ouvre de nouvelles voies pour raconter la naissance d’un État-nation. Dans le cas de l’Algérie, Malika Rahal fait un usage novateur des deux pratiques qui ont amené les historiens professionnels à produire des interprétations convaincantes des événements passés, et elle le fait d’une manière qui lui permet de sortir des perspectives étroites ayant rendu invisibles certains des aspects clés de 1962. D’une part, les preuves issues de sources primaires, de l’autre, une maîtrise critique des débats universitaires pertinents.
En ce qui concerne 1962, des catégories entières de documents officiels que les historiens de l’époque contemporaine adorent sont absentes ou limitées. Cela s’explique en grande partie par le fait que l’État algérien n’était pas en place pendant une grande partie de l’année ; Charles de Gaulle a personnellement insisté pour que les autorités françaises fassent tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher les Algériens liés d’une manière ou d’une autre au mouvement de libération de faire quoi que ce soit qui puisse suggérer que c’étaient eux, et non la France, qui avaient exercé la souveraineté jusqu’au 2 juillet 1962. Le nouvel État a également dû se confronter à l’obsession de l’État français, qui a tout fait pour déplacer ou expurger les documents existants et pour quitter le pays. Les documents français qui subsistent, nous rappelle Rahal, exagèrent à l’extrême le rôle et l’importance des acteurs français : ils « donnent l’impression que c’est [l’administration française] seule qui organise » la transition, alors que les acteurs algériens étaient omniprésents ; ils insistent également sur le fait que les Français ont choisi de partir, alors que la transition a eu lieu parce que le FLN a gagné la guerre et que la France l’a perdue. Comme les élites dirigeant le pays depuis l’indépendance ont des liens avec 1962 qui comptent encore beaucoup pour elles, il reste extrêmement difficile d’avoir accès aux archives officielles algériennes produites depuis. La solution de Rahal, selon ce qu’elle nous dit, a été de « faire feu de tout bois ».
Mais cette expression minimise les façons profondément créatives dont l’autrice pense et donc identifie les sources. Par exemple, elle revient sans cesse à des documents de l’époque sur les rumeurs produites par des personnes telles que le consul américain ou un prêtre catholique défendant avec virulence l’Algérie française, ainsi que par des fonctionnaires algériens et du FLN qui les répandaient au quotidien. Elle s’appuie aussi sur des documents visuels, audiovisuels et des disques. Pour décrypter cet aréopage de sources primaires, Malika Rahal apporte à l’étude de cet événement un large éventail de références historiographiques issues d’autres contextes, qu’elle maîtrise de manière impressionnante, ainsi que des outils d’interprétation provenant d’autres personnes, tant des historiens que des non-historiens. Les débats entre historiens français et algériens sur la guerre et la révolution ont tendance à se limiter à des travaux portant directement sur ce contexte particulier ; certains font également appel à des travaux sur la France contemporaine et l’histoire antérieure de l’Algérie française, tandis que d’autres encore se réfèrent aux luttes de libération contemporaines dans d’autres pays colonisés par les Européens. La portée du travail de Rahal est beaucoup plus grande, ce qui ouvre de nouveaux débats importants – par exemple sur les « corps collectifs et corps individuels », l’espace, le temps, les temporalités, les historicités, et la « révolution » –, et fait de cet ouvrage une source d’inspiration pour les historiens de toute période et de tout lieu. À travers ces angles innovants, Malika Rahal couvre à la fois la façon dont le peuple a été revigoré par cette indépendance et comment, dans l’effervescence de 1962, une nation algérienne est née.
Le livre rompt définitivement avec une historiographie nationaliste qui transforme le puissant slogan politique du FLN – « un seul héros, le peuple » – en une présomption de fait. De la même manière que 1789 a fabriqué une nation française en s’appuyant sur des histoires anciennes et des liens multiples entre différents peuples et groupes, 1962 a rassemblé une nation algérienne. Des initiatives à tous les échelons ont catalysé ce que Rahal, à la suite de la philosophe Judith Butler, appelle « l’affirmation d’existence du peuple ». Ce que l’autrice appelle à un moment donné « le choc des retrouvailles à l’échelle de la nation » a permis et enjoint aux gens de voir, entendre et sentir qu’ils faisaient partie d’une communauté englobant tous les Algériens. Cela s’est produit en même temps que les efforts qu’on déployait en urgence pour construire un État. Le départ de la plupart de ceux qui avaient auparavant dirigé toutes sortes d’institutions gouvernementales a rendu la tâche extrêmement difficile. Ils sont partis pour la plupart parce qu’ils appartenaient à la minorité mécontentée par l’indépendance. Leur exode inattendu a choqué le FLN, tout comme il a choqué le gouvernement français, et leur absence a ouvert des possibilités spectaculaires pour ceux qui devaient prendre leur place, même si elle a limité les possibilités d’action du nouvel État.
La création de l’État-nation algérien est passée par l’accentuation des liens au sein de la communauté nationale, mais aussi par une définition des personnes qui ne s’y trouvaient pas. Rahal le dit en ces termes : « Vécues en commun, certaines expériences de l’année ont une dimension fondatrice qui prolonge des expériences plus anciennes et contribue à définir les limites du corps national, en distinguant un intérieur et un extérieur ». Comme dans des cas similaires à d’autres époques et en d’autres lieux, la violence a joué un rôle clé, même si la guerre qui s’achevait avait été bien plus violente. En Algérie, l’année 1962 a vu un nombre incomparablement moins élevé de personnes mourir du fait de violences que toute autre période de douze mois depuis le 1er novembre 1954. Pourtant, comme le souligne Rahal, plus de la moitié de tous les civils « européens » (un groupe qui, dans ce contexte, inclut les Juifs) morts à cause de la guerre ont péri en 1962. Il n’en reste pas moins vrai qu’en 1962 chaque jour a vu plus d’Algériens que d’« Européens » mourir à la suite de violences. Pourtant, cette exposition directe des pieds-noirs à une violence nouvelle pour eux ou leur expérience de celle-ci a contribué à précipiter leur départ massif et soudain, malgré la volonté manifeste et les efforts insistants du FLN pour les retenir.
De nombreux militants nationalistes qui sont restés opposés à la direction du FLN ont également constaté qu’il n’y avait pas de place pour eux dans l’Algérie indépendante. Presque tous étaient encore fidèles à Messali Hadj, le « père fondateur » du nationalisme algérien. Alors que le discours officiel sur les messalistes a changé de manière importante, surtout depuis les années 1980, une autre catégorie d’Algériens, les harkis, est apparue en 1962. Leur exclusion de la nation, du moins sur le plan discursif, continue d’être au moins aussi intense que lors de l’indépendance, sinon plus. Là encore, l’accent mis par Rahal sur les conceptions algériennes modifie radicalement les discussions habituelles. « Comment sortir d’une violence de guerre qui a été, aussi, une violence entre soi ? Comment refaire société avec des personnes connues pour avoir participé aux exactions de l’armée ennemie ? » Plus largement, l’autrice montre que, si la défaite française et l’indépendance algérienne étaient claires pour les Algériens, « l’opposition entre le vrai et le faux, le héros et l’usurpateur, si fréquente dans le langage actuel » restait trouble. Au milieu des développements dynamiques et surprenants de 1962, beaucoup de choses semblaient possibles, mais la plupart devinrent difficiles à imaginer une fois ce moment passé, un point de bascule que Malika Rahal situe au début de l’année 1963.
L’année 1962 a été révolutionnaire, et sa nature révolutionnaire est inhérente à la manière dont elle a modifié le temps en créant un passé colonial et en donnant forme à une identité algérienne, tout en ouvrant la voie à un avenir indépendant. Rahal assure que « le régime d’historicité qui s’affirme en 1962 est marqué par l’omniprésence du présent », car, aux yeux des contemporains, tout semblait participer à l’effacement de la violence et des dégâts de la domination française, une tâche nécessaire à laquelle on aurait dû s’atteler depuis longtemps. Les historiens y verront un défi de taille aux affirmations de François Hartog et d’autres qui, focalisés sur la seule métropole, insistent sur le fait qu’une telle relation à l’histoire basée sur le présent est apparue bien plus tard, après 1979. Ce que Rahal souligne plutôt, c’est que pour les Algériens 1962 a été « le temps des possibles » et, quand l’année s’est terminée, beaucoup de ces possibilités ont été rejetées. Beaucoup, en effet, sont devenues inimaginables. Ce livre rendra certaines d’entre elles visibles et compréhensibles.
Traduit de l’anglais par Santiago Artozqui