Défense et illustration de l’indiscipline

Écrivain, essayiste, dramaturge, habité par la passion d’un humanisme en action, créatif et résilient, Driss Ksikes livre dans son dernier ouvrage, Les sentiers de l’indiscipline, le fruit d’une décennie de réflexions – nourries de fécondes lectures –, de recherches et d’expériences. Ce plaidoyer pour l’indiscipline comme éthique intellectuelle, artistique et de vie est singulièrement tonique et éclairant face aux blocages et à la grisaille des temps présents.


Driss Ksikes, Les sentiers de l’indiscipline. En toutes lettres, coll. « Les questions qui fâchent », 314 p., 20 €


Le souci premier de Driss Ksikes est d’inscrire sa réflexion et son travail d’écrivain dans une remise en cause des faux conforts intellectuels, résultant des cloisonnements entre disciplines et genres, ainsi que des fausses certitudes engendrées par les fermetures idéologiques et autres crispations identitaires inconciliables avec les valeurs de liberté. L’indiscipline est ici plus qu’une attitude de refus et d’insubordination : une volonté de résistance et de doute méthodique cherchant à outrepasser les clôtures établies et les assignations convenues.

Les sentiers de l’indiscipline constitue ainsi une invitation au voyage à travers l’expérience de l’auteur et celles « d’artistes libres », de « créateurs et d’universitaires hétérodoxes », « d’écrivains-penseurs » et « de passeurs qui savent relier des territoires et imaginaires disloqués ». Ils ont en partage, outre le souci d’une mutation libératrice de la société, la volonté de l’humaniser, au-delà des « parcours idéologiques qui ont mené aux impasses du siècle passé ». La priorité est accordée à l’immersion « dans les territoires des écarts » où « converser avec les profanes et les amateurs » et se faire les « révélateurs d’une autre grammaire possible, d’un autre rythme au monde, d’un langage qui échappe aux codes admis et aux formats usuels ».

Les sentiers de l’indiscipline, de Driss Ksikes

La notion d’indiscipline apparait comme une forme d’ascèse qui ne cherche pas à conclure ou à instituer quelque nouveau système ou doctrine. C’est d’abord en tant qu’observateur de différents parcours de pensée et de création et en tant qu’écrivain voué à sa propre recherche inquiète que Driss Ksikes entreprend une prospection touchant de façon transversale la littérature, l’art, la philosophie, les sciences sociales et l’histoire. La défense de l’indiscipline dans ces différents domaines est en quelque sorte celle d’un élan, sans cesse relancé, de vitalité et de régénération de l’humain face à toutes les formes d’aliénation.

Pour Driss Ksikes, il s’agit de privilégier une mise à distance vis-à-vis des disciplines et des savoirs constitués, pour réserver une latitude d’esprit critique face à ce qui ne tient pas compte des aspects latéraux inconnus ou imprévisibles des réalités abordées. Ce « pas de côté » permet de voir et de sentir davantage que ce qu’autorisent les disciplines académiques et les normes culturelles et sociales instituées. L’indiscipline est ainsi gage de plus de liberté, de possibilités de compréhension et de transformation. Elle serait « un peu l’art, exigeant et ludique, d’être en quête de sens hors des sentiers tracés ».

L’auteur pointe du doigt le fait que les disciplines modernes, étroitement compartimentées et spécialisées, ne reconnaissent pas « la pluralité des savoirs provenant de traditions non-européennes ». Cela n’a cessé de traduire un rapport de domination dont l’orientalisme décrypté par Edward Saïd constitue une des formes patentes. À l’inverse de ces disciplines, les travaux de recherche et les formes d’expression visant à pluraliser l’universel se multiplient, animés par une indiscipline intraitable. Driss Ksikes évoque, en lecteur prolifique, les œuvres et l’impact d’auteurs aussi emblématiques que Fatima Mernissi, Abdelkébir Khatibi, Abdelfattah Kilito (qu’il fait dialoguer avec Borges), Frantz Fanon… Corollaire de ces approches d’un universel élargi, la nécessaire critique, tout aussi indisciplinée, de ceux qui veulent ériger des pratiques ancestrales (islamiques et arabes) oubliées ou des discours sclérosés comme modèles de rechange au nom d’un isolement identitaire stérile.

À rebours des impasses où conduisent les clôtures et les crispations identitaires, l’auteur évoque les voies étroites et semées de périls qu’empruntèrent les philosophes musulmans non respectueux des doxas instituées par les clercs orthodoxes et les pouvoirs qu’ils servent. L’exemple d’Ibn Rochd, qui privilégiait la pensée rationnelle, est des plus dramatiques ; son appel au dialogue entre les différentes voies d’accès à la vérité a été brutalement mis à l’index. Or, comme le rappelle l’historien pakistano-américain Shahab Ahmed, « la civilisation musulmane a été empiriquement plurielle ». Loin de se réduire à des injonctions et à des querelles théologiques, elle fut un riche foyer de poésie et de créativité littéraire « indisciplinées », ainsi que de philosophie rationnelle et de mystique hétérodoxe (comme ce fut, au Maghreb, le cas de Sidi Abderrahmane Al Majdoub).

Les sentiers de l’indiscipline, de Driss Ksikes

Driss Ksikes © Economia-HEM

Quelles formes et quelles voies peut prendre aujourd’hui l’indiscipline, compte tenu des échecs passés des idées et mouvements qui se voulaient révolutionnaires ou réformistes ? Loin de reconduire les approches totalisantes, Driss Ksikes plaide pour la pluralité des actions culturelles et sociales concrètes et locales en vue de libérer et de transformer les conceptions et les pratiques, impulser des « mini-séismes » dans la quotidienneté et les façons d’être et d’agir. Sont ainsi abordées les nouvelles formes d’expression, au Maroc et ailleurs, dans les médias (notamment sur le Net), la littérature, le théâtre, la musique, la danse, le cinéma… De nouvelles voix, inconvenantes et iconoclastes, dénoncent les injustices et les privilèges. La vigilance cependant reste nécessaire face aux « néo-propagandistes », influenceurs et youtubeurs, qui sont au service du marché et de la « reprise en main du pouvoir de (dés) information par l’Establishment ».

Driss Ksikes, dramaturge fervent et sans concession, accorde une place significative au théâtre. Se refusant à le considérer comme un outil idéologique, montreur de voie, il insiste sur le fait que « l’art dramatique a le privilège de l’impureté et de l’immoralité nécessaires pour mieux saisir la part subjective, intime, sombre, inconsciente de la vérité ». C’est ainsi qu’il « aide à voir ce qu’on ne parvient pas à regarder en face ». Il évoque brièvement l’expérience du Dabatéatr citoyen où, avec le metteur en scène Jaouad Essounani, il avait contribué à monter des saynètes à partir de moments de l’actualité ; le public était convié à « saisir le pouls de sa condition sociale et politique par le truchement de personnages qui, en même temps, la masquent et en sondent la profondeur ». Refusant toutefois de se laisser enfermer dans l’injonction à renouer avec les formes traditionnelles, comme la Halqa, il se réclame d’un théâtre comme « art métis » et rebelle qui intègre en les transformant d’autres formes, comme les performances contemporaines.

Comment, du reste, ne pas relever que Les sentiers de l’indiscipline est composé comme une mosaïque de textes, de registres et de tonalités différenciés, qui relève d’une certaine théâtralisation ? L’essai articule ainsi, sur des plans différents, le plaidoyer argumenté pour l’indiscipline, les recensions des œuvres de penseurs et créateurs à travers les époques et des séquences de dialogues où s’exprime la controverse entre points de vue divergents. Contrairement à la forme classique de l’essai qui développe son propos sur un plan unique et homogène, Les sentiers de l’indiscipline est une sorte de dramaturgie dont les différents éléments, à l’instar de personnages et de décors, évoluent et changent comme ceux des tableaux sur scène – une construction qui répond à la diversité des angles d’approche, une dimension émotionnelle qui ravive des textes qui auraient pu sembler plus arides autrement.

Déjà dans L’homme descend du silence (Al Manar, 2014), un des premiers récits de Driss Ksikes, se profilait cette discontinuité, d’apparence hétérogène et quasi théâtrale, des fragments narratifs et des dialogues. Cet aspect était encore plus marqué dans le roman Au détroit d’Averroès (Le Fennec, 2017) dont la trame relève à la fois du romanesque, de l’essai et de la dramaturgie. Ibn Rochd, en qui s’incarne le drame historique de la philosophie dans l’Occident musulman, y était revisité à travers des personnages actuels qui en réincarnent la richesse de pensée, l’éthique et le martyre : ceux de la raison et de la liberté aux prises avec l’oppression théocratique. Autant d’éléments introduits par des voix multiples, s’apparentant aux tableaux et effets de scène proprement théâtraux – théâtralité synonyme de pluralité et de confrontation des rapports à la vérité et au monde. Aujourd’hui, Les sentiers de l’indiscipline lance une invitation à ne pas renoncer, s’agissant de « la quête infinie de liberté, de pluralité et de dignité » face aux diverses formes de totalitarismes de la pensée.

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