Prendre congé du monde pour mieux le restituer

Dans le bref texte qu’il consacre à la création des Nymphéas par Monet, Jean-Philippe Toussaint a cette interrogation très actuelle au sujet du peintre, enfermé dans son atelier pendant la Première Guerre mondiale : « Que sont les événements du monde pour l’artiste quand il crée ? Un tourment lointain et invisible. Une rumeur angoissante, entêtante, importune. » On lira la suite dans L’instant précis où Monet entre dans l’atelier, et ce n’est pas la seule réflexion qui nous intéressera. En même temps que ce texte, paraît C’est vous l’écrivain, ouvrage dans lequel le romancier présente son parcours et s’explique sur son travail.


Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain. Le Robert, 176 p., 14,90 €

L’instant précis où Monet entre dans l’atelier. Minuit, 32 p., 6,50 €


L’auteur de La salle de bain et des Émotions (pour s’en tenir au premier et au dernier paru de ses romans) sait parfaitement introduire et commenter sa pratique et son œuvre. On le sait grâce aux entretiens qu’il donne, on le lit dans certains de ses textes, L’urgence et la patience que Jean-Philippe Toussaint met en relation avec C’est vous l’écrivain, mais aussi, de façon implicite, dans La mélancolie de Zidane ou La télévision. Le premier de ces deux livres montre comment le footballeur a cherché à signer sa sortie (sinon la soigner). Son geste brutal, aussi calculé qu’un acte plastique, était une façon de mettre fin à ce qui ne se terminait pas, un match plus qu’ennuyeux que le meneur de jeu de l’équipe de France avait commencé sur un geste d’artiste. Ce geste d’artiste est également au cœur de La télévision, où le narrateur ne parvient pas à commencer le livre qu’il compte écrire sur Le Titien – et encore moins à le terminer. Le Titien retournait ses toiles contre le mur pendant un certain temps, avant d’y mettre la touche finale.

Jean-Philippe Toussaint : prendre congé du monde pour mieux le restituer

Claude Monet dans son atelier (1926) © Gallica/BnF

Le geste de Monet, Toussaint veut le « saisir » à « l’instant précis » où le peintre entre dans son atelier, « laissant la vie derrière lui, prenant congé du monde ». Monet a renoncé à toute vie sociale, s’est enfermé dans son atelier pour dix ans, atteint d’une cataracte qui rend floues toutes les couleurs. Montrant les toiles à son ami Clemenceau, il fait déplacer les grands panneaux, cherche la meilleure disposition, hésite, procrastine : « Monet met toute son énergie, non pas à terminer « Les Nymphéas » mais à poursuivre leur inachèvement, à le polir, à le parfaire ». Ce n’est pas, bien sûr, sans rapport avec la mort, de même que la fin de carrière, pour Zidane, était une forme de mort (heureusement virtuelle).

L’autre livre que publie Jean-Philippe Toussaint en ce début d’année 2022, C’est vous l’écrivain, est moins empreint de mélancolie que le texte sur Monet, et souvent drôle. D’abord parce que Toussaint sourit souvent de lui-même. De façon paradoxale, il se prend et ne se prend pas au sérieux. Il est en effet sûr de son art, est capable d’en parler, et il s’amuse, se caricaturant parfois (ne serait-ce que dans ses parenthèses qui font de lui un auteur « parenthophile »). L’expression qui donne son titre au livre est un constat, voire une injonction, de Jérôme Lindon. Le jeune auteur de La salle de bain questionnait son éditeur sur des détails ; l’éditeur le renvoya à son nouveau statut. Soit le même « débrouillez-vous » qu’il avait opposé à Jean Echenoz et que ce dernier raconte dans Jérôme Lindon. Pourtant, Toussaint parle d’amitié avec cet homme singulier, passionné, parfois brutal dans son jugement et ses décisions. Il a un temps occupé le bureau voisin de son éditeur, qui entrait pour arroser les plantes. Et il partageait le « credo » de Lindon qui supposait qu’on admire Beckett, Claude Simon et Echenoz.

Jean-Philippe Toussaint : prendre congé du monde pour mieux le restituer

Jean-Philippe Toussaint (2009) © Jean-Luc Bertini

On est d’emblée frappé par quelques figures qu’on pourrait qualifier de paternelles, si l’auteur n’évoquait pas d’abord son père, journaliste, romancier à ses heures, écrivant dans l’urgence, sans la patience qui fait contrepoids. Ce père, qui apparaît aussi dans Les émotions, a lu son premier roman et l’a adoubé : le roman ne serait pas forcément publié, mais Jean-Philippe Toussaint était bien un écrivain. Parmi les autres « pères » du jeune auteur, Robbe-Grillet et Beckett. Enfin, pères, pas tout à fait : le premier égare le manuscrit de La salle de bain, ce qui ne plait guère à Lindon qui craint de perdre un nouvel auteur ; le second est davantage un modèle, celui à qui on revient constamment, et un partenaire aux échecs. Échecs : le premier roman resté dans le tiroir, avec ses sept versions.

Et puis le jeune écrivain a renoncé à lire les manuscrits que lui confiait Lindon : la lecture n’était pas son fort. Cela peut surprendre. Il s’explique : « J’aime trop lire pour pouvoir lire n’importe quoi ». Et de citer le choc Crime et châtiment ou bien Faulkner, Kafka ou Nabokov : « J’ai toujours lu avec une perspective d’écrivain. » Toussaint ne cherche pas à épater la galerie. S’il évoque Thomas Bernhardt, c’est au sujet de la répétition, de son rôle, souvent discuté par des puristes ou des académiciens (ce sont parfois les mêmes). S’il n’a pas de point de vue strict sur le style, il aime Proust, dont l’écriture, sans doute, l’intéresse vivement. Beaucoup de réflexions sur le rythme, l’énergie romanesque, sur les blancs qui ponctuent ses textes, sur la ponctuation, ont à voir avec cet intérêt. Les blancs qui sont « densité et fluidité ».

Jean-Philippe Toussaint : prendre congé du monde pour mieux le restituer

« Claude Monet peignant à l’orée d’un bois », de John Singer Sargent (vers 1885)

On s’arrêtera, notamment, sur ce qu’il écrit du personnage de roman. Toussaint a fréquenté Robbe-Grillet et donné des cours sur Pour un nouveau roman. Il ne partageait pas la vision caricaturale que l’auteur de La jalousie avait de Balzac. Inventer un personnage, aujourd’hui, c’est autre chose que dans les années du Nouveau Roman, autre chose aussi que chez les épigones de Balzac (le génie en moins, l’académisme en plus). Marie, héroïne du cycle M.M.M.M., n’est jamais entièrement décrite : « Marie ne doit pas être figée dans une robe de mots », soutient Toussaint. Tout juste décrit-il une attitude, un mouvement de la tête. Dans la Recherche, Albertine n’est pas plus « visible ».

Et puis, pour qui croit au « sujet » et plus encore au « réalisme », un épisode dit tout, dans La vérité sur Marie. Zahir, un cheval rendu fou par l’orage, cavale sur la piste de l’aéroport de Narita. Enfermé dans l’avion, il vomit. C’est impossible : « L’image finale de la scène, le vomissement impossible dans le réel de Zahir dans les soutes du Boeing 747, devient de façon sous-jacente l’affirmation que nous ne sommes pas dans un avion en vol, mais au cœur même de la littérature. »

On lira avec intérêt ce que Toussaint dit des conditions pratiques de son travail, et, pour commencer, des lieux, dont le bureau. Ce n’est pas toujours une pièce, à Ostende ou en Corse, à Berlin ou Kyoto. Toussaint ne veut pas être dans les lieux qu’il décrit. Pour le dire de façon plus générale, le bureau joue le même rôle que l’atelier pour Monet : on s’y coupe du monde car « écrire, c’est se retirer du monde pour restituer le monde ».

Jean-Philippe Toussaint est de ces écrivains que l’on aime suivre dans leur atelier. Il n’est pas le seul et on avait accompagné Laurent Mauvignier dans le sien comme on aurait pu parler de Patrick Deville (Le tapis volant, 2021), avec qui Toussaint a débuté. Les deux jeunes écrivains discutaient de leurs textes. Un jour, espérons-le, d’autres jeunes auteurs liront de façon croisée Toussaint et Deville.

Tous les articles du numéro 148 d’En attendant Nadeau