Ukraine
Au début du mois de mars 2022, alors que les bombardements russes se rapprochaient de Kiev, se tenait une rencontre poétique sur Zoom à l’initiative de deux poétesses d’Ukraine, Olga Livshin (Dnipro) et Julia Kilchinsky Dasbach (Odessa). En l’espace de 48 heures, elles ont réuni des auteurs pour une lecture commune de leurs textes. Alicja Rosé, poète et traducteur polonaise, était invitée. Elle a publié plusieurs recueils où elle s’interroge sur son identité européenne. Son prochain livre, en cours de traduction, s’intéresse aux falsifications historiques qui justifient les guerres, notamment celles de Vladimir Poutine depuis l’annexion de la Crimée.
Alicja Rosé écrit à sa traductrice française, Isabelle Macor : « La mère de ma mère est née à Marioupol, là où justement une mère vient de trouver la mort avec son nouveau-né. Leur photo sur une civière, au milieu des décombres, a fait le tour du monde. La famille de ma mère habitait à Lviv et ses environs. Ils l’ont fui deux fois. La seconde, ils n’avaient plus où revenir. Je voudrais que les habitants de Lviv, Kharkov, Kiev, n’aient plus jamais à fuir, à se cacher, et même qu’ils puissent de temps à autre gaspiller l’eau du robinet… »
Alicja Rosé fait ici allusion à l’ironie d’Ija Kiwa, une poétesse ukrainienne qui participait à la même rencontre sur Zoom. Née en 1984, elle écrit en russe et en ukrainien. Originaire de Donetsk, elle vit à Kiev depuis l’agression russe de 2014, elle est actuellement à Lviv. Alicja Rosé a été très émue par son texte et lui a donné la réplique. Merci à Isabelle Macor qui a traduit ce dialogue et réuni ces informations.
« *** », par Ija Kiwa
au robinet y a-t-il de la guerre chaude
au robinet y a-t-il de la guerre froide
en vérité il n’y a pas de guerre
ils l’ont promise pour l’après-midi
Il y a bien eu une annonce pourtant
« l’approvisionnement en guerre sera renouvelé après quatorze heures »
Trois heures sans guerre déjà
six heures sans guerre
et s’il n’y a pas de guerre jusqu’à la nuit
comment faire la lessive sans guerre
comment faire la cuisine
sans guerre impossible même de boire du thé
huit jours déjà sans guerre
on commence à sentir mauvais
nos femmes ne veulent plus dormir avec nous
les enfants ont remisé leurs sourires et ronchonnent
pourquoi pensions-nous que la guerre ne finirait jamais
on ira chercher la guerre chez les voisins
de l’autre côté du parc verdoyant
on la portera en faisant attention de ne pas la renverser
on considérera la vie sans guerre
comme une difficulté temporaire
dans nos environs il n’est pas normal
que la guerre ne coule pas dans les tuyaux
vers chaque maison
vers chaque gorge
Trad. du russe par Isabelle Macor
« En écoutant sur ZOOM Ija Kiwa lire un poème sur la guerre », par Alicja Rosé
Hier nous avons écouté sur zoom Ija Kiwa
lire un poème à Kiev où les chapeaux dorés
des églises ne se cachaient pas dans les abris,
nous avons écouté chacun chez soi
à la maison, presque chacun, nous avons écouté,
et nous n’étions que des yeux comme si nous n’avions
rien de plus, rien que des yeux, comme si nous voulions
l’abriter de nos yeux avec lesquels nous avalions
chaque mot tandis qu’en arrière-plan brûlait Babi Yar,
mais la mémoire ne brûle pas, nous avons foi, la mémoire ne rouille pas,
la mémoire telle une taupe, attendra, en hibernation,
nous voulions tous, mille personnes sur zoom,
en deux mille yeux tenir au-dessus d’Ija
un parapluie d’air,
le bouclier de notre regard,
quand elle a cessé de lire, j’ai levé la tête,
sur la table il y avait un livre de la bibliothèque
La tentation d’exister de Cioran,
les collines tenaient Bergen sur leurs genoux,
les premiers crocus fleurissaient, tous
se réjouissaient du printemps.