La littérature et la course à pied entretiennent des liens singuliers : Jean Echenoz a consacré un livre à Emil Zátopek, qui s’intitulait tout simplement Courir (Minuit, 2008) ; on se souvient aussi de l’Autoportrait de l’auteur en coureur de fond de Haruki Murakami, ou encore de La solitude du coureur de fond d’Alan Sillitoe… Cyrille Martinez, lui, propose un livre qui prend son sujet au sérieux tout en faisant un pied de nez à la littérature sportive.
Cyrille Martinez, Le marathon de Jean-Claude et autres épreuves de fond. Verticales, 192 p., 18 €
Appartenant à une famille de marathoniens, de semi-marathoniens, de mordus de demi-fond ou de cross-country, Cyrille Martinez est coureur, « très modeste » certes, mais en tout cas il aime ça : courir. Il aime aussi les livres. Il est bibliothécaire et il a écrit lui-même plusieurs livres, marqués du sceau du sérieux au millième degré, du ready-made (Bibliographies. Premiers ministres et présidents, Al Dante, 2010) au roman (Deux jeunes artistes au chômage, Buchet-Chastel, 2011) en passant par des réflexions plus ou moins narratives sur l’état de la littérature. « Un athlète sans qualités peut-il surpasser un champion officiel ? Je dirais que oui, à condition d’inventer un geste ou de créer une discipline. Sportifs sans couronnes ni médailles, auteurs de marathons secrets et d’exploits aberrants. Vous voilà, mes champions », écrit-il en ouverture du Marathon de Jean-Claude, sous-titré « récits » et composé de quinze « épreuves » (dont celle du titre, tragique entre toutes).
Cyrille Martinez ne propose ni un essai sur la course en France (on y apprendra tout de même que la pratique en était interdite aux femmes et aux mineurs jusqu’en 1972), ni un biopic d’athlète, ni une divagation poétique sur le fractionné. Son livre parle bien de courir, mais de courir dans les zones (les pavillonnaires, les commerciales et les industrielles), le long des nationales, dans les ports de marchandises ou sur les parkings de la grande périphérie d’Avignon (où l’auteur est né, en 1973). Très inscrit dans les lieux (plutôt urbains), à l’échelle des corps qui courent, il inscrit aussi des vies : les gens qui courent dans ce livre sont des travailleurs agricoles, des intérimaires, des ouvriers, des serveuses, des gendarmes… et chacun, chacune a quelque chose qui émeut, qui fait rire, qui intrigue ou qui sidère, sans qu’on sache toujours quoi précisément.
En racontant ces histoires de coureurs (et de coureuses : celle de Martine, la jusqu’au-boutiste du trajet Avignon-Nîmes, vaut le détour), par des morceaux de vies approchés uniquement du point de vue de cette aberration (pourquoi donc courir quand on peut marcher ?), ce livre rouvre le dossier de l’aventure moderne et fait découvrir des vies secrètes, des doubles vies. Il suggère souvent que courir fait devenir quelqu’un d’autre : ce sport aurait une capacité de métamorphose de ce qu’on est ou croit être. Mais n’est-ce pas le cas de tous les sports ? Non, car, comme dit Rachid au fameux Jean-Claude, « tout le monde sait courir ».
L’un des nombreux charmes de ces Vies minuscules du marathon est d’approcher ces existences à partir d’un « Je me souviens… » subtil et pudique, racontant sans la hauteur de l’écrivain, ni la curiosité de l’enquêteur, ni l’enthousiasme démesuré du fan, des histoires qui ont fait l’auteur autant qu’il les fait. À une pratique devenue banale depuis sa transformation en sport de masse, vers les années 1980, Cyrille Martinez donne une histoire qui aurait oublié l’idée de grandeur dans la beauté des vies dont la singularité est irrépressible. Aucune épreuve de ce livre, comme aucune épreuve de fond, ne ressemble à la suivante. Cela donne un drôle de documentaire, qui confère à la course une autre existence que celle des athlètes et des experts, une dimension intime et populaire à la fois.
Bien sûr, tous ces coureurs sont soudés par la douleur, l’effort, la patience, la compétition… mais le livre dévie de son propre sujet. Il est moins question de l’expérience de la course que de pourquoi on court et de comment on peut le raconter – au point que l’on peut se demander si de la course à pied il est vraiment question ; au risque, aussi, de décevoir certains lecteurs marathoniens… Pour comprendre, écoutant les gens sans trop pousser l’enquête, Cyrille Martinez revient là où il a grandi, repart de ce qu’on lui a raconté, ou de ce qu’il a lui-même raconté (en plus du reste, il a été reporter sportif à La Provence). S’il s’agenouille devant des héros oubliés, sans aucune ironie, c’est d’abord pour rappeler qu’ils n’ont lutté qu’avec eux-mêmes, au cours d’une bataille défiant le sens tant elle tourne en rond. « Je n’ai aucune ambition. Je ne cours après aucun objectif. Et j’en suis venu à me dire que je cours pour rien. Le problème, Christine, c’est que je suis incapable de dire si c’est une bonne chose ou une mauvaise », dit François, qui relance la méprisée course à reculons. Alors, pourquoi courent-ils ? « Le bon marathonien sait se raconter… quel intérêt de produire un tel effort si on est incapable d’en parler ? », énonce Rachid. « La course a ceci de particulier qu’elle encourage la parole », surenchérit Cyrille Martinez : « Lorsque les banderoles ont été enlevées, les barrières de sécurité retirées, les marques au sol effacées, le podium démonté, les déchets jetés, lorsque les routes sont redevenues des voies de circulation ordinaires, que reste-t-il d’un marathon ? Des récits. »