Ukraine
Nous vous proposons une livraison spéciale de notre chronique consacrée aux revues. Pour mieux comprendre la guerre en Ukraine, lire des revues permet de saisir les évènements et nous aide à nous mobiliser. Voici des pistes de lecture d’une grande diversité qui prennent le temps de la réflexion et ouvrent des perspectives essentielles pour nous emparer de notre présent.
L’envahissement de l’Ukraine, la guerre qui éclate sur le continent européen, ont, après la crise sanitaire mondiale, figé notre attention, suspendu nos existences. Nous sommes obligés de penser vite, de nous employer à comprendre, de nous interroger sur ce qu’on peut faire, comment être à la hauteur des évènements. Ce n’est pas si souvent que nous sommes saisis d’un tel sentiment d’urgence du politique – malgré tout comme suspendu dans une période électorale majeure – et que s’impose une telle nécessité de comprendre et d’agir, de prendre parti, de se réunir au-delà de l’émotion et de l’indignation. En attendant Nadeau a toujours abordé le politique, l’histoire, les idées, par le biais des textes, constituant des corpus par le devers, réintroduisant une sorte de distance dans l’intelligibilité du monde. C’est par les textes, les formes artistiques et de pensée, inscrits dans notre présent, que, collectivement, nous nous employons à débroussailler la complexité de notre environnement, par une permanente médiatisation.
Si nous proposons un dossier « Ukraine » qui s’enrichit au fur et à mesure, en même temps qu’il met en perspective nos archives, il semble essentiel de considérer comment les revues, entre monde militant et savant, réagissent à cette guerre, à l’état de nos sociétés, à nos choix politiques. Ces espaces, animés par des artistes et des intellectuels plus ou moins engagés dans la chose publique, offrent une autre temporalité que la presse et les médias qui nous submergent d’informations et les mesurent bien souvent à l’aune d’une réaction émotionnelle. Si les revues s’engagent, prennent parti, c’est, comme pour EaN, dans un autre tempo, avec d’autres outils, d’autres attendus. On s’y trouve tout autant du côté d’une militance active, avec des appels, des pétitions, des dénonciations, que de l’analyse ou de la réflexion. C’est probablement dans ce fourmillement d’actions que s’ouvrent des possibles pour penser cette guerre, la contextualiser, la considérer à sa juste proportion, entendre qu’elle excède la géopolitique ou l’actualité, pour mieux engager nos sentiments démocratiques.
C’est que les revues, bien que souvent discrètes, constituent des moyens d’une grande efficacité pour penser les évènements, pour nourrir notre réflexion, orienter nos choix. Elles constituent un corpus considérable et essentiel pour penser malgré l’urgence, ouvrir des perspectives et mobiliser des communautés humaines. En décalant les savoirs, on pense souvent mieux, autrement. Les revues jouent de focales, proposent des angles différents, nourris de leurs choix ou de leurs positionnements propres, que ce soit pour penser le politique ou ouvrir à des questions plus larges.
Dès le 25 février, dans l’urgence absolue du déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, des revues ont réagi avec force et énergie. Ainsi, Esprit publiait un éditorial intitulé « Pour une Ukraine libre ! », La Règle du jeu organisait un rassemblement ou les Cahiers du monde russe lançaient une pétition de soutien de la communauté scientifique, Commentaire proposait une série complète d’articles comme sa consœur La Revue des Deux Mondes. Beaucoup de revues proposent ainsi des réactions directes, immédiates. Esprit, très active, publie des articles très informés avec une grande rapidité : par Vincent Duclert, Annie Daubenton, Jean-Yves Potel, Marie Mendras, Michel Eltchaninoff… AOC publie à chaud un texte du grand spécialiste Timothy Snyder et Ballast une réaction de Noam Chomsky. Gérard Wormser réagit énergiquement dans Sens public et la revue Études, pour sa part, publie un ensemble considérable de textes signés Jean-François Bouthors, Leonid Sedov, Myriam Désert… qui permettent de penser la situation sous des angles d’une grande diversité.
C’est qu’il faut tout autant réfléchir en termes politiques, géostratégiques, que penser sur le temps long. Et les revues sont des outils incroyables et souvent très informés pour appréhender l’actualité sous tous ses angles. On pourra ainsi lire différents dossiers d’une grande richesse dans Le Grand Continent, dans Conflits. On lira aussi des articles dans Contretemps, Utopie-Critique, La Revue nouvelle ou La revue politique et parlementaire. Plus spécialisés, pour saisir des enjeux particuliers de cette guerre et de ses conséquences, on pourra consulter les articles de La Revue de l’énergie ou de La Revue de défense nationale ou bien encore un long entretien avec le philosophe ukrainien Constantin Sigov.
Mais les revues ne se lisent pas seulement dans l’urgence de ce qui nous arrive. Elles permettent des distances, de la maturation. Plusieurs proposent ainsi des dossiers d’archives qui considèrent l’histoire de l’Ukraine et de la Russie, l’histoire des relations entre l’Europe et son voisin russe aujourd’hui agresseur impitoyable d’une autre nation du continent. On lira, toujours dans Esprit, des textes plus anciens disponibles sur le site de la revue. Mémoires en jeu, revue de très grande qualité, propose de lire un ensemble de textes passionnants sur l’Ukraine et les relations compliquées de la Russie avec son passé (en particulier autour de l’association Memorial, actuellement démantelée par le pouvoir russe). La très sérieuse revue Hérodote remet en avant trois numéros (166-67, 138, 129) très éclairants pour saisir les enjeux de cette crise, alors que Futuribles republie une tribune de 2018 et l’éclaire d’une mise en perspective actuelle.
En attendant Nadeau vous propose des lectures très diverses, remettant au centre de notre réflexion les œuvres, les écritures, les artistes. Plusieurs revues donnent la parole aux artistes et aux intellectuels ukrainiens, rappelant que la pensée, les idées, les langages qui les portent ou les provoquent, doivent aussi être éclairés… Ainsi, Nunc publie en volume des textes de son ultime numéro paru l’an passé intitulé « Ukraine : le pivot de l’Europe », Mémoires en jeu revient sur le travail du grand cinéaste et documentariste Sergeï Loznitsa, Phœnix publie deux poèmes de Lyuba Yakimchuk ou encore Po&sie des poèmes très beaux de poètes ukrainiens comme Vano Kruger, Elena Malichevskaïa et La Kiva… Si Evguénia Tchouprina nous y rappelle la nécessité de « démontrer, / de révéler au monde entier / la vérité / qu’est l’amour de la vie / et la puissance de la poésie », on relira en entier ce poème de Lioubov Iakimtchouk paru en août 2014 et traduit par Gérard Abensour dans Po&sie :
« Déconstruction »
À l’Est rien de nouveau,
rien de nouveau, et ça dure combien ?
La mort est là, le métal est brûlant,
La mort est là, et les gens sont tout froids.
Ne me parlez plus de cette ville, Lougansk
Depuis longtemps il ne reste que « gansk »…
Et « lou » n’est plus que de l’asphalte vermillon.
Prisonniers sont mes amis
Même jusqu’au « do » de Donetsk
Pas possible d’avancer, pour les libérer.
Et toi, tu écris des vers, des vers ciselés
Un vrai travail de broderie.
Ta poésie roucoule merveilleusement
Sublime, auréolée d’or.
Mais sur la guerre on n’écrit pas de poésie
On déconstruit, rien d’autre que
Des syllabes qui claquent
tac, tac, tac.
Pervomaïsk est coupée en deux par les bombes,
Ici« pervo », là « maïsk »,
Toujours endolorie comme la première fois.
La guerre y est terminée, dites-vous,
Mais la paix, elle, n’a toujours pas commencé.
Débaltsévo ?
Ma ville s’est « dé » faite.
Un Saussura
Non, personne ne peut plus naître à « baltsévo ».
Je contemple l’horizon
Avec ses trois dimensions.
Un champ de tournesols à la tête baissée.
Ils deviennent tout noirs, tout desséchés,
Ils sont tout comme moi, vieillis terriblement.
Je ne suis plus Liouboff
Je ne suis plus que « boff ! »