Entretien avec Virginie Symaniec

Ukraine

Le supplice de l’Ukraine dure depuis plus d’un mois. Pour tenter de comprendre l’espace ukrainien, EaN s’est entretenu avec Virginie Symaniec, à la fois spécialiste de l’histoire des langues slaves et éditrice. Historienne, issue du monde de l’enseignement et de la recherche, elle a choisi de bifurquer et de fonder Le Ver à soie en 2013. Sa maison d’édition est entièrement indépendante et met l’accent sur les littératures est-européennes.

Comprendre l’espace ukrainien : entretien avec Virginie Symaniec

Virginie Symaniec © D.R.

Votre maison d’édition a une dominante, la littérature d’Europe de l’Est ? Pourquoi ce choix ?

Parce que quand on travaille sur l’Europe de l’Est, on se rend compte que, dès qu’on passe l’Oder, c’est un peu comme si on avait affaire à la planète Mars. On n’a plus de littérature accessible, quasiment, en français [1]. C’est un vrai problème à l’heure où l’on construit l’Europe. Il faut aussi savoir ce qui va se passer d’un point de vue littéraire et culturel en Slovaquie, en Albanie ou en Biélorussie… Il n’est pas normal de ne pas s’intéresser à ces littératures-là au prétexte qu’elles seraient portées par de « petites langues ». L’idée qu’il y aurait des « petites littératures » est pour moi une idée fausse et passéiste.

Vous avez travaillé sur le lien entre langue et construction de la nation dans la Russie du XIXe siècle. Quelle lecture faites-vous de la guerre actuelle du point de vue de la langue ?

Je suis très peinée de voir que certains utilisent encore les questions de la langue et de la culture au XXIe siècle pour justifier une guerre. Dans mes recherches, j’ai constaté que l’Ukraine a été insérée de façon très idéologique dans ce qu’on appelle la « slavicité orientale [2] ». C’est une construction qui a eu cours au XIXe siècle en suivant la « raciologie » européenne qui classait les langues par famille pour en tirer des conclusions très hasardeuses sur les capacités de chacun à avoir une culture, « grande », « petite », ou pas. Des savants de Russie ont organisé la « slavicité orientale » comme un arbre à partir de la notion de « russité pure ».

Cette classification impériale a progressivement permis de créer des branches de Grands Russes, de Petits Russes, puis de Blancs Russes. Dans les faits, les populations intégrées à l’Occident de l’empire de Russie après le congrès de Vienne (1813-1815) ont été sommées d’écrire en cyrillique. On a beaucoup censuré tout ce qui pouvait faire le lien avec leur ancienne histoire, liée à la Pologne et au grand-duché de Lituanie. Enfin, on a décrété que les populations qu’on dénomme aujourd’hui ukrainiennes et biélorussiennes faisaient définitivement partie du « monde russe ».

C’est un processus qui s’est déroulé tout au long du XIXe siècle ?

Oui, parce qu’il y a eu de nombreux débats, cela a fait couler énormément d’encre. Pour faire avancer la russité dans les territoires annexés à l’ouest de l’empire, à chaque fois on a utilisé l’argument de la langue. Il fallait remplacer l’ancien slavon-ruthène par le russe et créer – on y est parvenu, d’une certaine manière – une russianité pure de tout mélange avec le polonais, le lituanien et le yiddish. Le XIXe siècle crée une histoire où des langues descendent du russe. Ces discours, très idéologiques, se sont souvent passés de preuves, mais ils ont concouru à faire oublier l’histoire des Ruthènes et du slavon-ruthène.

Comprendre l’espace ukrainien : entretien avec Virginie Symaniec

Kiev (2005) © Jean-Luc Bertini

Le slavon-ruthène étant…

… le nom qu’on donnait, au sein du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie, à la langue des Ruthènes. Parmi ces Ruthènes, certains étaient orthodoxes, d’autres étaient catholiques, certains parlaient polonais, d’autres parlaient slavon-ruthène, ils avaient des échanges avec les communautés yiddish et tatares, tout ça se mêlait très bien, sans qu’il y ait besoin de souligner l’existence de communautés nationales liées à la langue. Puis le pouvoir impérial s’impose, mais il a un problème majeur : il faut qu’il fasse passer pour russes des territoires qui ne le sont absolument pas. Ils sont plutôt, linguistiquement, polonophones, mais pas exclusivement, c’est complexe, mixte, multiculturel.

Pour créer cette russité linguistique, on n’y va pas de main morte : on interdit des œuvres, on impose le cyrillique… toute une série de mesures sont prises pour rapprocher le slavon-ruthène du russe, l’apex du processus étant les années 1930 de l’Union soviétique où l’on va normer ces langues de manière à les débrancher du polonais et du ruthène, pour les brancher sur la langue russe.

De quand, précisément, datez-vous le début du processus ?

De la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, avec deux événements. Le partage de la Pologne-Lituanie, et la campagne de 1812 de Napoléon, qui a envahi la Russie mais lui a finalement laissé toute cette zone en perdant sa campagne. Après le congrès de Vienne, la Russie obtient une immense partie de la Pologne de l’époque et de l’ancien grand-duché de Lituanie, une partie plus petite va à la Prusse, une autre à l’Autriche.

La Russie avance donc vers l’ouest, mais il faut que la langue suive, et ce n’est pas évident, parce que, sur le terrain, les gens ne parlent pas russe. Il faut à peu près un siècle pour russifier les habitants de cette région. Aujourd’hui, nous avons l’idée que cela a toujours été comme ça, qu’en Crimée, en Ukraine et en Biélorussie les dinosaures parlaient russe… Je suis toujours outrée de voir que jusqu’au sommet de l’Académie française on peut défendre des stupidités pareilles et les utiliser pour justifier la guerre. Comme si la langue et la culture pouvaient être un prétexte à cette violence. Je suis abasourdie par ce que je vois, par toute cette violence. Ce sont des gens qui disent que Marioupol, Kiev, c’est notre culture, et ils sont en train de la bombarder. C’est incompréhensible.

Les bombardements actuels sont liés à…

Oui, il y a toujours le sous-entendu que ces territoires sont russes « racialement », linguistiquement. Par exemple, j’ai montré dans mes recherches qu’on ne peut pas parler de « Biélorusses » si on ne commence pas par supposer qu’il existe une « race russe ». Dans l’imaginaire des gens, les anciens Ruthènes sont devenus tellement russes qu’en Biélorussie, en août 2020, quand les gens contestent l’élection de Loukachenko, qu’ils se font arrêter, molester, pour les uns torturer, déporter – certains ont eu douze ans de camp pour leurs idées –, la première des réactions, c’est de dire qu’on va donner les clés du problème à Poutine. On les lui donne si bien qu’on ne voit pas qu’il met ses armées en Biélorussie et qu’il va utiliser cela comme tremplin pour envahir l’Ukraine. Le silence radio sur ce fait a été total. C’est un peu comme, pour comparer… Hitler signe avec Staline, ce qui lui donne les mains libres pour envahir la Pologne – déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, certains ont raison de craindre la troisième, parce qu’on a laissé croire à Poutine qu’il avait, sur cette zone – mer Baltique, mer Noire –, le droit de tout…

Les Lituaniens et les Polonais ont sans doute de bonnes raisons historiques de penser qu’ils peuvent être les suivants sur la liste. Depuis vingt ans, des gens disent : « Attention, ce qui se développe en Russie est inquiétant ». Ces gens-là n’ont été pas été écoutés.

Propos recueillis par Cécile Dutheil de la Rochère


  1. Signalons notamment : Vala L. Volkina, Les esprits moldaves voyagent-ils toujours en Ukraine ?, 2013 ; Maria Rybakova, Couteau tranchant pour un cœur tendre, traduit du russe par Galia Ackerman, 2016 ; Alhierd Bacharevič, Les enfants d’Alendrier, traduit du biélorussien par Alena Lapatniova, 2018, un roman dont le personnage principal est la langue biélorussienne ; Hanna Krasnapiorka, Lettres de ma mémoire, traduit du biélorussien par Alena Lapatniova, 2020 (seul témoignage, écrit en biélorussien, sur le ghetto de Minsk connu à l’époque soviétique).
  2. Virginie Symaniec, La construction idéologique slave orientale. Langues, races et nations dans la Russie du XIXe siècle, Petra, 2012 ; Biélorussie, mécanique d’une dictature, avec Jean-Charles Lallemand, Les Petits Matins, 2008.

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