Molière décoiffé

Alors que les célébrations des quatre cents ans de la naissance de Molière ont mis sur le devant de la scène le « Grand Écrivain », il n’est pas inutile de faire preuve d’un peu d’irrévérence face à une œuvre et un homme qui l’avaient cultivée avec talent. De retrouver ce souffle iconoclaste qui traversait ses pièces afin de ne pas les statufier dans l’immuable catégorie de classique ou de chef-d’œuvre. À cette fin, le dernier essai de Marc Escola, Le Misanthrope corrigé, apparaît comme une lecture salutaire. Un texte vif et alerte qui se donne pour objectif de nous faire rencontrer un Molière décoiffé, c’est-à-dire quelque peu malmené et ébouriffé, comme le firent en leur temps et d’une autre façon Racine, Boileau, Furetière et peut-être même Molière, avec Le Cid de Corneille, travesti dans un savoureux Chapelain décoiffé.


Marc Escola, Le Misanthrope corrigé. Critique et création. Hermann, coll. « Fictions pensantes », 198 p., 22 €


Si Pierre Bayard avait proposé d’améliorer les œuvres ratées (Comment améliorer les œuvres ratées ?, Minuit, 2000), Marc Escola estime pour sa part qu’il n’y a aucune raison de s’en tenir là et de ne pas tenter quelque chose d’un peu plus ambitieux : améliorer tout bonnement les œuvres réussies. Et celle qu’il a choisie n’est pas des moindres : Le Misanthrope de Molière. L’une de ses pièces les plus jouées, unanimement saluée comme un sommet de son art, si ce n’est du répertoire théâtral dans son ensemble. Or postuler qu’il serait possible de l’amender, c’est bien se demander si, face aux textes que la postérité a consacrés, nous sommes encore à même d’exercer un jugement de valeur et de nous en remettre à nos goûts de lecteur. Il s’agit dès lors de s’interroger sur ce qui décide des regards que nous portons sur les textes tout comme de revaloriser la dimension subjective de nos manières de lire.

Le Misanthrope corrigé. Critique et création, de Marc Escola

Costume de Célimène dans « Le misanthrope » de Molière, mis en scène à la Comédie-Française (1820) © Gallica/BnF

Tel est le point de départ d’un vivifiant plaidoyer en faveur d’une réconciliation entre critique et création à laquelle devraient concourir des pratiques de lecture plus émancipées de la tutelle de l’auteur et du texte. L’objectif poursuivi par Marc Escola est de promouvoir, mais aussi d’expérimenter, une critique en actes qui ne se borne pas au commentaire des œuvres mais qui s’autorise à les retoucher en refusant de considérer que leurs pages seraient gravées dans le marbre. Il en va ainsi d’une lecture interventionniste qui incitera le lecteur à ne pas rester pétrifié par le respect qu’il croit devoir au Grand Écrivain.

On s’en doute, corriger Le Misanthrope n’est pas une mince affaire. Il faudra procéder avec méthode. La première étape est de comprendre que nos jugements ne sont pas toujours identiques à ceux qui prévalaient au XVIIe siècle. Si bien que mettre en lumière les qualités et les faiblesses de la pièce ne pourra se faire qu’en se délestant de notre point de vue de modernes pour retrouver celui des contemporains de Molière. On le sait, le classicisme a édifié nombre de règles qui formaient une poétique dans laquelle les œuvres devaient s’inscrire. En dépit de ce cadre, le lecteur était loin d’être assigné à une déférence complète à l’égard du texte. Les traitements les plus irrévérencieux ont été infligés aux œuvres, notamment par le travestissement burlesque qu’ont, entre autres, pratiqué Scarron et Furetière. Mais l’âge classique a surtout raffiné à l’extrême une forme de critique des textes qui, aujourd’hui, peut surprendre : commenter un texte supposait d’exposer une série de rectifications, tant au sujet de l’intrigue que des personnages. Bref, de prendre la plume à la suite de l’auteur pour récrire le texte. Au cours de la tonitruante querelle du Cid ou de celle de La princesse de Clèves, les propositions d’amendement fusent de toutes parts. Valincour, dans ses Lettres à Madame la Marquise*** sur « La princesse de Clèves », stigmatise par exemple tout un chapelet d’invraisemblances et de digressions inutiles et se met en tête d’améliorer le roman de Mme de La Fayette en révisant certaines scènes, en en liquidant d’autres ou en les expurgeant.

Ces attitudes signalent que l’œuvre n’est nullement tenue pour parfaite, ou absolue, mais au contraire pour contingente, en tant qu’elle est un texte possible parmi d’autres. Son évaluation consiste à en peser les mérites et les défauts à l’aune de ce qu’elle aurait pu être. Et si le lecteur peut juger le texte d’égal à égal avec l’auteur, disons même juger en auteur, c’est qu’ils partagent les mêmes codes esthétiques et les mêmes attentes au nom desquels ils évaluent l’œuvre et ses possibles. C’est de cette « grammaire » propre au XVIIe siècle qu’il convient de prendre conscience afin de traquer dans Le Misanthrope les possibles que l’auteur a délaissés et auxquels il aurait pu penser. Embrassant le regard du lecteur du Grand Siècle, Marc Escola recense les endroits où Le Misanthrope aurait pu emprunter un autre chemin et pourrait être amélioré.

Le Misanthrope corrigé. Critique et création, de Marc Escola

Costume d’Alceste dans « Le misanthrope » de Molière, mis en scène à la Comédie-Française (1820) © Gallica/BnF

Mais un autre trait remarquable doit frapper le lecteur résolu à en découdre avec la pièce : Le Misanthrope est en lui-même une réécriture, peut-être même une correction de Molière à partir d’une œuvre ratée, Dom Garcie de Navarre. Cette pièce de 1661 fut indéniablement un échec cuisant et Molière ne se faisait aucune illusion à son sujet. Il n’a donc pas hésité à morceler le texte resté inédit pour en recycler plusieurs passages. En particulier, en 1666, dans Le Misanthrope : la pièce réussie ne serait-elle pas dès lors une « variante autorisée » de l’œuvre ratée ? Une fois posée cette hypothèse, le lecteur interventionniste n’a plus qu’une chose à faire : confronter les deux œuvres pour identifier les améliorations que Molière a lui-même jugé bon d’y introduire afin de mieux cerner la nature et la diversité des amendements dont nous pourrions nous aussi tirer parti.

À cela s’ajoute que Le Misanthrope est une pièce qui a suscité son lot de mécontentements. C’est même ce qui singularise sa postérité au sein de notre littérature. Rousseau en fut sans conteste le détracteur le plus célèbre. Dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, il fait valoir que Molière aurait mal jugé son personnage et ridiculisé un homme sincère et vertueux. Son analyse de la pièce s’associe à toute une série de propositions d’aménagements afin de lui conférer une portée morale dont elle serait dépourvue. Dans ces conditions, commentaire et réécriture fusionnent, jusqu’à laisser paraître une éventuelle continuation de la pièce, comme si Rousseau sous-entendait la possibilité d’un sixième acte, qui ne restera pas lettre morte. Le siècle des Lumières saura, en effet, lui répondre en méditant à plusieurs reprises sur d’autres suites du Misanthrope, inaugurant un ensemble de commentaires et de réécritures que Marc Escola arpente jusqu’au début du XXe siècle en guidant le lecteur interventionniste vers une plus grande maîtrise de ses possibilités d’action sur le texte.

C’est fort de ces leçons que Marc Escola en arrive à lever le rideau sur sa propre proposition de correction du Misanthrope. Si cette nouvelle version n’a pas encore été montée sur scène, on peut dès à présent saluer une démarche qui nous assure que la valeur d’une œuvre se mesure aussi aux possibles qu’elle autorise ou qu’elle donne à rêver à ses lecteurs. Il est en effet fréquent que ceux-ci se montrent insatisfaits de tel ou tel aspect qu’ils auraient aimé modifier pour le faire correspondre à leurs attentes ou à leurs désirs. Espérons que ces lecteurs, désinhibés par Le Misanthrope corrigé, n’auront désormais plus peur de passer à l’acte et de remanier les plus grands chefs-d’œuvre. D’autant qu’il n’est pas de plus bel hommage qu’on puisse rendre à la littérature, dont la leçon est bien, comme nous le certifie Marc Escola, de donner la priorité au possible sur le réel.

Tous les articles du numéro 148 d’En attendant Nadeau