Fonder une nouvelle ville fait rêver. Des jumeaux élevés par une louve ont, selon la légende, inventé Rome. Sophia Antipolis a été imaginé dans les années 1960 par Pierre Laffitte. Il était ingénieur et son projet longtemps porté est au cœur d’Antipolis, roman de Nina Leger. Texte multiple que le terme de « roman » résume, Antipolis marie des genres différents, du documentaire à la poésie, à l’image du lieu qu’il raconte et du personnage qui l’a voulu.
Nina Leger, Antipolis. Gallimard, 192 p., 17 €
Pierre Laffitte (1925-2021) est un parfait représentant de ces « trente glorieuses » qui font encore rêver ici ou là, pour de bonnes et de mauvaises raisons. De bonnes raisons, parce que l’on croyait à la reconstruction d’un pays détruit par la guerre, au progrès grâce à l’industrie et à la science. Beaucoup s’enrichissaient et vouaient une sorte de culte à la consommation ; on voyait moins de bidonvilles ; on oubliait peu à peu l’horreur liée aux « opérations » en Algérie même si, on le lira dans le roman de Nina Leger, cette guerre qui est terminée quand Antipolis sort de terre avait laissé des traces à Valbonne.
Au début, donc, la narratrice dresse, en de brefs paragraphes comme scandés, le portrait poétique de cet ingénieur polytechnicien désireux d’installer une ville nouvelle dévolue au savoir et à la culture, symbole de paix aussi. Elle regroupera des savants et des techniciens travaillant dans des domaines de pointe. On pourra y apprendre, s’y cultiver. À Paris, c’est impossible. Il pense au Gâtinais, vers Montargis, ou bien Orléans, ou encore du côté d’Étampes. Il l’écrit dans une tribune du Monde en août 1960 : « Uranie-sur-Essonne », Tekhnè-sur-Loire… Des noms de muses grecques pour célébrer la modernité.
Pierre Laffitte aime Sofia, une femme née en Russie en 1905, dans une famille de la noblesse juive. Elle a fui la Russie, d’abord pour Berlin, puis pour Paris. Pendant l’Occupation, elle a fui la France. Elle s’est mariée, est devenue Sophie Bonneau, a créé le département de Littérature slave à la Bibliothèque nationale. Elle a rencontré Pierre. Lui s’était moins déplacé qu’elle, et seulement pour entrer dans les plus brillantes écoles de la capitale. Il avait quitté son sud natal ; son imaginaire était romain. Il voulait devenir un nouveau Romulus, pour réparer. « Réparer quoi ? Le passé ! Votre passé. Une ville aussi première que celle de Romulus saurait réparer ce qui vous a déplacé. Une ville qui ne soit pas une copie de la Rome antique mais qui l’adapte au monde d’aujourd’hui, une ville de la sagesse contre les barbaries de la guerre, une ville du futur contre les atrocités du passé, une ville antidote ».
Sophie épouse ce jeune polytechnicien et utopiste en 1949. Un jour, pour décrire ce qui l’habite, il cite une phrase d’Alexandre Blok dont elle vient de publier la biographie : « Les circonstances données sont pauvres et peu décisives pour toute personnalité forte. » Il voudra agir selon la parole du poète et il lui faudra du temps pour convaincre. Il y mettra toute son énergie, sa foi.
En 1960, en effet, nul ne peut l’entendre. C’est le temps de la décolonisation, celui d’une guerre féroce. Pourtant, il pense que des temps nouveaux arrivent et qu’il faudra bâtir. Avec Sophie, il contemple les cartes, et repère le plateau de Valbonne que lui a indiqué le préfet des Alpes-Maritimes, prêt à s’engager, en 1968. C’est une sorte de désert, loin de la capitale. Rien ne s’y est produit depuis l’Antiquité et, si la côte n’a cessé de se développer, l’arrière-pays semble vide. Antipolis sera le « vis-à-vis intérieur » d’Antibes. Quant à Sophia, outre la référence à la Sagesse, elle sera la marque de l’amour de Pierre pour sa compagne, marque à la fois discrète et éclatante.
Nina Leger raconte la longue gestation de cette ville qui n’en est pas une. Il faut trouver les financements, convaincre les élus locaux, puis nationaux, aller jusqu’au sommet du pouvoir pour qu’enfin naisse le lieu. Il sera loin du rêve initial. Laffitte voulait un lieu neuf, différent, pour une idée neuve. Aujourd’hui, aucun GPS n’amène à Sophia Antipolis. On peut aller à Biot, à Valbonne, on connaît Antibes, on est tout près de Mougins, voire de Cannes, mais ce lieu conçu par Laffitte est une sorte de non-lieu. Ce qu’en d’autres mots on appelle « utopie », sans la dimension imaginaire. Des entreprises fameuses y ont un site, des ingénieurs y travaillent, leurs enfants fréquentent des écoles, mais ce qui aurait dû être singulier ne le sera jamais. Le couple Laffitte voulait une cité des Sciences et de la Sagesse, les majuscules disparaissent et le site trouve surtout place dans les pages Économie & Entreprises des journaux. La place Sophie-Laffitte, voulue comme agora, devient un parking.
La narratrice construisait sa première partie autour de Pierre Laffitte, et, même si son écriture est très différente de celle d’Aurélien Bellanger ou d’Éric Reinhardt, on pensait à ces deux romanciers que fascinent les figures de grands industriels ou chercheurs des années glorieuses.
La deuxième partie, « Précéder », modifie l’angle, offre une nouvelle perspective sur cette histoire, et rappelle que pour construire un cercle autour de la ville nouvelle il a fallu un sacrifice, un mort. Pour Rome, c’était Rémus, le jumeau vaincu. Ici, ce seront les ombres que nous refoulons. Sonia apparaît. C’est une jeune « chargée d’opération » qui veut construire à tout prix. Son père, dont sans doute elle tient son goût pour la construction, a été chef de chantier. Elle dialogue avec lui.
Mais d’abord elle remplit sa mission, sans trop de scrupules, luttant contre les écologistes pour un projet en zone humide. Sur le terrain de la Bouillide, non loin de la forêt de Valbonne, elle veut aussi bâtir. À ceci près qu’elle bâtit « contre », ou par-dessus. En 1965, l’État a installé un « hameau de forestage pour les Français musulmans rapatriés d’Algérie ». En clair, on a jeté là, dans des campements de fortune, les harkis et leurs familles. Sonia ne sait d’eux que ce que l’école lui en a appris : « héros, traitres, victimes, sacrifiés, braves, malchanceux, délaissés, étrangers, Français ». La cascade d’adjectifs contradictoires est révélatrice de notre malaise. Beaucoup de ces soldats perdus se sont d’abord trouvés à Rivesaltes, un camp qui a beaucoup servi : les républicains espagnols et les réfugiés antinazis l’ont connu.
Cette Bouillide, qui n’était rien en apparence, prend une nouvelle dimension, et l’histoire des réprouvés, des humiliés qui vivaient là, rappelle que ce plateau de Valbonne n’était plus, depuis 1965, un désert. Une femme l’explique à Sonia. Elle se prénomme Safia. Elle préside l’Association des harkis de la Bouillide, a déposé les recours. Elle raconte la tragédie, la terreur qui n’a jamais quitté ceux qui ont combattu, souvent contraints, risquant la mort partout, et ce qui a suivi : « Le silence est ce que nos pères ont trouvé pour vivre avec la terreur. Ils ont cru que c’était le meilleur moyen de ne pas nous la transmettre. Bien sûr, ça n’a pas marché, la terreur se transmet même par le silence, par le silence et par la honte. »
Ainsi, de Sophia à Safia, en passant par Sonia, un récit se tisse, tout en nuances, comme les noms des protagonistes, un récit plus complexe qu’il n’y paraissait dans les rêves et les projets de Pierre Laffitte. Sonia découvre ce père qu’elle n’imaginait pas en jeune appelé, parti du camp militaire de Rivesaltes en 1960 pour faire la guerre qu’il ne veut ou ne peut raconter. Manœuvre issu de l’immigration avant de partir, il a préféré, en rentrant d’Algérie, devenir ouvrier sur les chantiers pour construire, après avoir beaucoup détruit – surtout des hommes.
Antipolis est une construction rigoureuse et sensible, un roman qui ne se confond pas avec son « sujet ». On peut le relire : on n’a pas seulement appris, on a éprouvé.