La musique de la nature

Disques (28)

Écrire la musique de la nature, tout un programme… C’est celui que prétend suivre la compositrice Konstantia Gourzi dans son disque intitulé Whispers. L’expérience n’est pas nouvelle : de la Sonate représentative de Heinrich Biber (1669) au Catalogue d’oiseaux d’Olivier Messiaen (1959) en passant par la Symphonie pastorale de Ludwig van Beethoven (1808), la liste est longue des œuvres imitant musicalement, de près ou de loin, les sons de la nature. Konstantia Gourzi (née en 1962) s’inscrit dans cette tradition en composant des cycles intitulés L’Appel des abeilles ou Mélodies de la mer.


Konstantia Gourzi, Whispers. Nils Mönkemeyer, alto. William Youn, piano. Konstantia Gourzi, piano préparé et percussions. Sony Classical, 18 €


La compositrice grecque Konstantia Gourzi explique que chaque pièce de son programme est une ode à la nature. Même si les mots sont absents, la charge poétique des quatre pièces du premier cycle, Murmures du vent [1], leur confère une force évocatrice en même temps qu’elle permet à la musique de ne pas s’enfermer dans un rôle purement descriptif. Les « gouttes de pluie », la « feuille flottante », « l’albatros planant » ou la « lumière scintillante » sont des points de départ plutôt que des lignes de mire.

Dans chacune de ces pièces écrites pour piano, parfois préparé (technique consistant à glisser des objets étrangers, comme une gomme, entre ou derrière les cordes du piano pour modifier certains sons), le propos descriptif est énoncé le premier : étonnantes frappes percussives évoquant les gouttes de pluie, scintillements éblouissants bien que sonores, par exemple. Toutefois, cet élément initial devient toujours très vite un ostinato qui accompagne discrètement une autre musique : dans la « feuille flottante », c’est une ravissante mélodie, presque vocale, qui s’impose ; dans « l’albatros », de petites interventions rapides contrastent avec le vol plané, noble et arpégé, de l’oiseau, provoquant ainsi un saisissant effet de plans sonores. Une des grandes réussites de Konstantia Gourzi est d’avoir composé des musiques à programme qui n’en ont finalement pas : chacun est libre d’attribuer à chaque morceau le programme de son choix.

Disques (28) : Konstantia Gourzi et la musique de la nature

Gourzi qualifie volontiers ses pièces de miniatures. Assemblées en série, leur écoute organise un ensemble musical en plusieurs tableaux cohérents. Intitulée Soir à la fenêtre II, comme la peinture de Marc Chagall qui l’a inspirée, l’œuvre en sept miniatures est une invitation à observer alternativement, dans une sorte de va-et-vient ainsi qu’on le fait parfois au musée, le tableau dans son ensemble et certains de ses détails. Soir à la fenêtre II est écrite pour alto souvent solo, mais parfois accompagné de percussion ou d’un piano préparé. On y entend l’alternance d’un refrain et de trois couplets ; chacun de ces derniers rappelle ce que la toile de Chagall a de surréaliste. Peut-être le plus remarquable, le premier couplet, « le coq dans le ciel », invente un monde aux frontières du jour et de la nuit sur fond de musique aux forts accents juifs ; un calme crépusculaire y est menacé par ce qui ressemble furieusement au chant matinal d’un coq infernal. Mobilisant de nombreuses techniques et tout autant de modes d’expression, cette pièce complexe, prise isolément, mériterait une place de choix dans le répertoire des altistes !

Il n’est pas nécessaire de partager les pensées parfois mystiques exprimées par la compositrice dans le livret – et aussi sur son site personnel – pour apprécier son souhait et sa manière de faire parler une nature fragile et menacée tout autant que généreuse et accueillante, comme elle le propose dans L’Appel des abeilles et Messages entre arbres.  Dans ce second morceau, l’alto soutenu par un incessant bourdon est empreint d’un mystère qui ne se dissipe que fugacement. On peut y entendre comme un écho au poème « Toi aussi, parle » de Paul Celan (traduit par Valérie Briet, in De seuil en seuil, Christian Bourgois, 1991) :

« Parle –

Mais sans séparer le non du oui.

Donne aussi le sens à ta parole :

donne-lui l’ombre.

[…]

Regarde tout autour :

Vois comme ce qui t’entoure devient vivant –

Au nom de la mort ! Vivant !

Qui parle l’ombre parle vrai. »

Par la poésie de sa musique, Konstantia Gourzi offre l’ombre de son message engagé qui, s’il est reçu, n’en est que plus fort, plus vrai.


  1. Le livret n’est disponible qu’en anglais et en allemand : les titres sont ici traduits en français.

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