Hypermondes (19)
En 2454, la guerre embrase une Terre utopique et pacifiste. Quatrième tome de Terra Ignota, L’alphabet des créateurs poursuit la fresque flamboyante et unique en son genre d’Ada Palmer. Celle-ci adapte très finement les moyens de la littérature classique à la science-fiction sociologique et philosophique, pour représenter les différents aspects de la guerre. Revisitant les épopées d’Homère, elle y joint une réflexion sur la fiction littéraire et ses analogies avec le divin. Mêlant érudition, écriture subtile, imagination et questionnement sur ce qui fait l’humain, L’alphabet des créateurs provoque terreur et pitié autant qu’espoir et jubilation.
Ada Palmer, L’alphabet des créateurs. Terra Ignota 4.Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michelle Charrier. Le Bélial’, 544 p., 24,90 €
Née de la révélation que les trois siècles de paix de la société des Ruches reposaient sur une violence secrète, la guerre se répand à la surface de la planète. L’accélération des transports ayant rendu caduque la notion de territoire, les Ruches – à la fois associations libres et États – vivent mêlées. Cette imbrication, alliée à l’absence de militarisation, donne au conflit relaté par Ada Palmer la forme d’une guerre civile générale, aux nombreux acteurs et à l’intensité variable.
Malgré la présence d’Achille – le vrai, celui de l’Iliade, recréé à la fin du tome 2 par un personnage aux pouvoirs divins –, l’affrontement de L’alphabet des créateurs n’a rien d’héroïque, ni même de vraiment militaire. Bien que les personnages principaux soient des dirigeants politiques ou administratifs, leur point de vue est celui de civils tentant de limiter le conflit, d’individus cherchant des outils pragmatiques pour répondre à leurs inquiétudes morales. La première partie du roman insiste sur les efforts diplomatiques, sur l’importance de l’opinion publique et de la désinformation, qui se combinent vite en complotisme. On prend la mesure du chaos induit à l’échelle des individus, de l’engrenage de la peur et de la course aux armements. Ici, pas de dictateur fauteur de guerre : L’alphabet des créateurs met en scène des êtres dans l’ensemble sincères et désireux de bien faire mais que leurs faiblesses, craintes et calculs poussent à une agressivité fatale. Le récit porte un regard bienveillant sur l’humanité, tout en en révélant petit à petit la part d’ombre. C’est d’autant plus effrayant. En tête de ce qui se présente comme une chronique, le narrateur avertit : « les livres d’histoire présentent toujours des risques. […] vous jouez le respect que vous inspirent votre espèce, vos ancêtres, votre personne ».
L’alphabet des créateurs ayant paru le jour même de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février dernier, on ne peut manquer d’établir des parallèles. Ada Palmer fait sentir tout ce que la guerre abîme, matériellement et physiquement, mais aussi socialement et symboliquement. Cependant, elle montre aussi à l’œuvre la compassion, l’altruisme, l’ingéniosité, la générosité, en une construction habile et complexe qui fait passer le lecteur par des hauts et des bas émotionnels au rythme des rebondissements. Intelligence de l’écriture, variété des tons et des formes mobilisées, dissimulations et révélations : l’autrice joue avec le lecteur comme un chat avec une pelote de laine – on n’ose dire avec une souris.
Les deux premiers tomes de Terra Ignota s’écrivaient sous le signe des Lumières. Le noir pessimisme de Hobbes assombrissait le troisième. Celui-ci remonte le temps jusqu’à la Grèce archaïque. Son centre brille d’une convaincante réécriture de l’Odyssée, dans laquelle la guerre ballotte un des héros d’un bout à l’autre d’une Méditerranée aussi lumineuse qu’instable. À propos de ce passage comme de l’ensemble des quatre tomes, il faut saluer le travail remarquable de la traductrice, Michelle Charrier. Par l’errance de son personnage, Ada Palmer rend concrète la part d’enfermement de l’exil, du simple fait qu’on ne peut pas aller où on le désire. Là encore, le lecteur pourra établir des rapprochements avec la Méditerranée contemporaine.
En l’obligeant à se concentrer sur le présent, la guerre met également en jeu le futur de l’humanité. Dans L’alphabet des créateurs, moyens de transport et de communication sont paralysés par une force mystérieuse, « Le dieu qui ceinture la Terre, Poséidon, [redevient] notre Vieil Ennemi, la Distance » ; au détriment d’« Apollon Qui Voit Loin », figure tutélaire de l’Utopie visionnaire, la Ruche qui explore l’espace et entreprend patiemment de terraformer Mars.
On peut aussi lire L’alphabet des créateurs comme le suggère son titre : un récit sur la création littéraire. L’auteur, tout-puissant en théorie mais limité par le cadre de son roman – le rapport à la réalité, la vraisemblance, la cohérence –, ressemble aux dieux empêchés d’Ada Palmer, à ces personnages quasi divins gênés par la société où ils sont tombés sans l’avoir voulu. Toute la dernière partie du roman, la plus intense et la plus bouleversante, illustre au fond les pouvoirs de la fiction : comment des personnages littéraires peuvent-ils prendre vie et influencer, par ce qu’ils incarnent, la réalité ? C’est là la part de merveille, de sense of wonder, de ce livre.
Riche de multiples facettes, récit épique parcourant la Terre de la Sardaigne aux Maldives, s’amplifiant jusqu’à l’espace, L’alphabet des créateurs ne correspond qu’à la première moitié du livre 4 d’origine, Perhaps the Stars. Sa seconde moitié, Peut-être les étoiles, paraîtra en français en octobre 2022. Ce découpage donne à l’ensemble la structure équilibrée d’une tragédie classique (les tomes 2, 3, 4 et 5 font chacun 544 pages) où, après l’attente et le suspens du livre 3, La volonté de se battre, L’alphabet des créateurs relance la nef d’Ada Palmer dans un tumulte ardent et passionnant. Le pari de se tenir à la hauteur des grandes épopées, aussi délicat qu’ambitieux, est réussi. Per aspera ad astra, nous dit presque le titre anglais. On ne demande qu’à le croire.