Impertinent, désopilant, grinçant aussi : les adjectifs ne manquent pas pour parler du style de Bernard Quiriny, de son art de varier les tons. On le sait au moins depuis les Contes carnivores qu’il a publiés il y a une bonne dizaine d’années, cet écrivain né en 1978 en Belgique est un grand conteur dont l’imagination crée des univers déconcertants, fantasmagoriques ou drolatiques, où se rencontrent des personnages hors du commun. Le baron d’Handrax est de ceux-là. Mais pour mieux mêler la réalité et la fiction, l’auteur affirme l’avoir connu dans son domaine de l’Allier, faisant ainsi du héros d’un livre un homme de chair et d’os. Et pour renforcer le doute en donnant du crédit à ce personnage à la fois tranquille et loufoque dont l’extravagance confine à la sagesse, Bernard Quiriny, une fois dressé le portrait du baron, endosse le rôle du simple préfacier pour publier les carnets posthumes de l’homme qui fut son ami et devint son beau-père.
Bernard Quiriny, Portrait du baron d’Handrax. Payot & Rivages, 160 p., 17 €
Archibald d’Handrax, Carnets secrets. Payot & Rivages, coll. « Rivages poche », 252 p., 7 €
Tout commence par l’intérêt que le narrateur, confondu avec Bernard Quiriny, manifeste pour l’art : il se rend dans ce qu’il dépeint comme une modeste bourgade de l’Allier pour voir les œuvres d’un peintre oublié qu’il a redécouvert par hasard, Henri Mouquin d’Handrax. Commence alors sa nouvelle vie de gardien de musée qui lui permet de copier les tableaux et d’enquêter sur le peintre. Il rencontre le baron Archibald d’Handrax, petit-neveu de l’artiste, et, immédiatement fasciné par cet homme singulier aux allures de géant débonnaire, il engage avec lui une relation suivie qui se mue rapidement en véritable amitié car, sous des dehors hirsutes, ce personnage rabelaisien cache un cœur d’or et un esprit critique des plus affûtés, qui adore « mettre hors de soi [son] entourage, et lui peser sur les nerfs ».
Dans leurs conversations à bâtons rompus, tous les sujets sont abordés, en vrac. Reprenant et parodiant la forme du dialogue philosophique où tant d’écrivains ont excellé, Quiriny orchestre une sorte de maïeutique dans laquelle le baron prend son interlocuteur à contre-pied, le surprend, le provoque, le scandalise parfois. Mais sous son apparence bourrue perce une personnalité (au moins) double, celle d’un grand sentimental qui aime la vie, mais se montre beaucoup plus tourmenté qu’il n’y paraît, amoureux du passé, mal à l’aise dans le présent, sceptique sur le futur. Dans les pas de Montaigne, il cherche à apprivoiser la mort qu’il sait inséparable de la vie, car, comme il est dit dans les Carnets secrets : « chacun est présentement occupé à mourir ». Chaque journée qui passe lui apparaît comme un procès « dont le verdict est rendu tous les soirs » : la sentence ne sera pas toujours l’acquittement. Clin d’œil à Kafka ? Pour se préparer à l’inéluctable mort tout en appliquant le carpe diem, le baron fréquente les fantômes, aiguise ses sens jusqu’à pouvoir renifler dans les cimetières l’odeur des cadavres fraîchement enterrés ! Un bel exemple de cet humour parfois noir qui irrigue les deux livres et illustre le vieil adage selon lequel il faut savoir rire de tout.
Car le baron, à l’image de l’œuvre de son « ami Quiriny », engendre la bonne humeur. Fantasque, il marche à reculons et décrit des zigzags pour éliminer ce qui pourrait gâcher son paysage. Farceur, il organise des « dîners de têtes » où il réunit les sosies d’hommes célèbres qu’il a patiemment recherchés. Excessif, truculent, jouisseur, il a dans son manoir deux femmes et deux familles qui cohabitent sans problème et sans que les villageois s’en offusquent. Fortuné, il fait le bien autour de lui et entretient avec les habitants d’Handrax des relations cordiales, mais d’une autre époque : il est une sorte d’autorité parallèle aux institutions, capable, comme au temps de la féodalité, de régler les conflits par un jugement équitable où tous trouvent d’autant mieux leur content que cela ne leur coûte pas un liard.
S’il connaît le monde, Archibald d’Handrax ne quitte jamais son domaine : il possède une incroyable collection de cartes de différentes époques qui lui permettent de voyager dans le temps plutôt que dans l’espace. Il achète des maisons anciennes qu’il laisse dans l’état, véritable « conservatoire du passé » où il vient humer ce qui n’est plus, mais qui a peut-être perduré dans la perception particulière qu’il a du temps : « l’actualité, c’est ce qui m’intéresse, qu’importe l’époque ».
Le foisonnement de ses idées et de ses opinions s’exprime dans un style enlevé, jamais pesant, où l’humour, la gaieté ou le calembour laissent pointer çà et là un soupçon de gravité vite recouvert par la politesse du sourire. On songe à Marcel Aymé, parfois au Diderot de Jacques le Fataliste, à beaucoup d’autres encore – mais qu’importe, Bernard Quiriny a créé, à côté de Münchhausen, Crac ou Thunder-ten-Tronckh, un autre baron excentrique qu’on n’oubliera pas de sitôt, un être sensible chez qui la jovialité n’empêche pas la mélancolie, le sentiment aigu du temps et de la finitude, mais qui estime avant tout qu’« il ne faut jamais perdre une occasion de retomber en enfance ».
De son vivant, Archibald d’Handrax ne faisait jamais de longs discours et se prétendait incapable d’achever un livre, tant les idées se bousculaient dans sa tête : « le Baron avait toujours mille idées de livres à écrire, mais n’écrivait jamais rien ». Or, après sa mort, le narrateur est confronté à une montagne de papiers qu’il lui faut examiner et classer, et, parmi les innombrables fragments d’œuvres jamais achevées, il découvre les Carnets secrets qu’il décide de publier, en accord avec les ayants droit de l’auteur.
Le fragment est la règle, et le baron se met à rêver dans ses carnets à « une collection littéraire qui ne publierait que des livres inachevés : Bouvard et Pécuchet, The Watsons, L’homme sans qualités, etc. Elle s’arrêterait en cours de route, aux deux tiers environ de son programme de publication ». La référence à Flaubert ne saurait mieux tomber, même si l’on croit reconnaître aussi, entre autres, la petite musique d’Alphonse Allais ou d’Alfred Jarry. Comme dans le Dictionnaire des idées reçues, chaque entrée est précédée d’un titre (mais sans respect de l’ordre alphabétique), parfois énoncé plusieurs fois : « La vie moderne », « Le monde à l’envers ». Ce ne sont pas des définitions mais des remarques, anecdotes, historiettes ou citations qui traduisent ici le goût du paradoxe et le regard acéré qu’Handrax porte sur le monde contemporain. Une simple boutade suffit à interroger le progrès : « Cette fabrique familiale de napperons en dentelle, ruinée en cinq ans par la vogue des téléviseurs à écran plat. Car où poser les napperons, désormais ? » Il va plus loin lorsqu’il imagine, par exemple, que dans un ascenseur ultramoderne « la touche Random vous transporte à un étage sélectionné au hasard par la machine » ; ou qu’il applique à la littérature le principe d’obsolescence : les éditeurs publieraient alors « des romans programmés pour n’être plus lisibles après deux relectures », et le lecteur n’aurait d’autre choix que d’en acheter un autre !
La lecture de ces Carnets où le burlesque et l’absurde fonctionnent à plein régime est un vrai régal, un festival de surprises. Son auteur tourne par exemple en dérision nos manies de classification en regroupant (inutilement ?) les écrivains selon leur prénom (tous les Marcel), leur ville natale, un même mot qui figure dans les titres de leurs romans respectifs (feu, promenade), ou même selon le métier qu’ils exerçaient. Mais aussi, le même rapport à l’existence qu’il y avait dans le Portrait affleure encore sous la plaisanterie : plusieurs entrées sont consacrées aux fantômes (jusqu’au spectre du Passe-muraille de Marcel Aymé, au 75 bis de la rue d’Orchampt), tandis qu’ailleurs la mort, poliment, murmure à sa victime avant d’abattre sa faux : « Merci pour votre compréhension. »
La bouffonnerie n’est pas toujours innocente. Dans une plus longue entrée consacrée aux pseudonymes et à la mystification littéraire, il est possible que Quiriny camouflé sous les traits d’Handrax nous livre à mots couverts une clef de son travail. Les pistes y sont brouillées au point qu’il devient impossible de savoir lequel des deux écrivains dont il est question dans ce passage est une invention de l’autre, et si les héros ne se sont pas tout simplement « engendrés l’un l’autre dans un monde de papier dont nous ne comprenons pas les règles ». Comme Bernard Quiriny et le baron Archibald d’Handrax, peut-être ?