Le kaléidoscope de Fonseca

On ne connaît pas encore en France Carlos Fonseca, ce trentenaire dont le deuxième roman vient de paraître, énorme livre qui surprend, déconcerte ou éblouit. À Madrid, le grand critique Fernando Iwasaki n’hésite pas à parler de « révélation » pour ce très beau roman. Une beauté qui se refuse ou se camoufle et dont l’évidence nous aveugle à la tombée du rideau et la conclusion du livre.


Carlos Fonseca, Musée animal. Trad. de l’espagnol (Costa Rica) par André Gabastou. Christian Bourgois, 416 p., 24,90 €


Prenons au vol ce mot, « camoufle », disséminé, pour ne pas dire dissimulé au milieu des pièces d’un puzzle savamment orchestré, c’est-à-dire dispersé. D’aucuns n’auront pas la patience nécessaire pour assembler les pièces, à l’image de ce mur de liège où s’épinglent tant de coupures de presse que l’enquêteur doit ordonner. Mais nous savons que toute enquête exige une longue patience, et nous voilà embarqués dans des fils d’intrigue aussi emmêlés que les grains d’un collier oublié au fond d’un coffret.

Musée animal : le kaléidoscope de Carlos Fonseca

Papillon de nuit © Jean-Luc Bertini

Au départ, nous avons un musée et un adjectif, « animal », un assemblage insolite dont la vérité n’explose qu’aux dernières pages du récit. Le conservateur d’un musée d’histoire naturelle s’ennuie au milieu de ses papillons aux noms flamboyants, Sepia officinalis ou Phylliidae, de quelque hibou empaillé, de tout un bestiaire naturalisé qui compose ce « royaume animal » dont on percevra vite la transcendance. Car si le monde animal vit dans sa survie, celle-ci ne se paie qu’au prix d’un camouflage qui fait de l’autre un même, répétant les similitudes, comme cette mante religieuse déguisée en feuille verte qui confond ou abuse tel ou tel autre insecte sur lequel elle fondra goulûment et vivement pour assurer sa subsistance. Ainsi vont les hommes, qui ont toujours cherché le camouflage afin de mieux se défendre et résister dans un monde hostile.

Oui, tel est le thème majeur qui court dans ces pages, le camouflage. Et quel meilleur déguisement historique que celui du marrane ? Face au narrateur est campée une famille à laquelle il a accès par le biais de Giovanna, une femme qui fut une petite fille maladive sur une photographie allégorique – destinée à trôner dans la salle ultime du musée – donnant la main à sa mère aux côtés du père, accompagné d’un petit Indien au front tatoué d’un quincunx ou quinconce, ces cinq points énigmatiques qui ne sont pas sans rappeler les fameux trois points de l’obédience maçonnique. Et si la phrase prend une allure gigogne, c’est que tout le récit avance comme des niches successives qui s’emboîtent ou se déboîtent au fil d’un discours infini, à l’image du Livre de sable de Borges où la dernière page est aussi la première.

Le père de Giovanna s’appellait Yoav Toledano. Dans son adolescence, à Haïfa, il avait réinventé le feu au moyen d’une loupe et d’un bout de papier face au soleil généreux de la terre d’Israël ; en toute logique, il était parti explorer la lumière jusqu’à la Terre de Feu, à l’autre bout du monde : « L’idée terriblement romantique de la solitude au bout du monde lui donne la sensation de fuir une histoire le cernant de tous les côtés. » (Carlos Fonseca est originaire du Costa Rica, où de nombreux jeunes Israéliens, après leur service militaire, viennent sous les tropiques distraire leur mal-être.)

Musée animal : le kaléidoscope de Carlos Fonseca

Carlos Fonseca © David Myers

Ce Toledano descendait de ces Juifs espagnols appelés marranes, catholiques d’apparence et  secrètement fidèles aux rites hébraïques. On pourrait en dire tout autant des Deumnés turcs, extérieurement musulmans mais restés juifs au fond du cœur, descendants de Sabbataï Tsevi, faux messie et une des figures allégoriques de ce récit. Son ancêtre aurait été le collaborateur du Juif le plus illustre de Tolède au XIIe siècle, Yosef Aben Xuxen (Joseph Ben Soussan, en graphie contemporaine), ministre des Finances – « almoxarife », titre qui correspond à « collecteur d’impôts » – du roi Alphonse VIII de Castille, à l’origine de la plus belle des synagogues de la ville, bâtie comme une mosquée et qui, à la faveur de la Reconquista, devint Santa María la Blanca (« Sainte Marie la Blanche »), magnifique église devenue aujourd’hui un musée. Ce maître mot de musée !

Cet ancêtre « s’appelait Yosef Ben Shotan, mais les architectes maures avec qui il partageait la joie d’une profession finirent par lui donner un nom de baptême plus neutre : Toledano ». Et l’auteur d’ajouter ce trait qui va caractériser toutes ses créatures : « Une timidité géniale le dotait d’un caractère de caméléon » – l’archétype du camouflage. Le caméléon, au cours des âges, a symbolisé ce déguisement nécessaire à la survie animale, dont le dernier avatar artistique est, assurément, le Zelig de Woody Allen, « cameleon man », juif diasporique par antonomase, qui a l’art de se fondre dans la foule, de s’assimiler à l’autre (avec les Noirs il est noir, avec les gros il devient gros, et face à la psychanalyste, inversant les rôles, il se prétend praticien). Jeu de miroir, trompeuse similitude – dans le séquence du miroir du Duck Soup, des Marx Brothers, chacun est le même tout en étant l’autre.

Ce Yoav a choisi le seul métier logique dans cette perspective, photographe, et sa spécialité est de photographier les ruines, au cours de pérégrinations qui lui font changer de continent et cheminer aux Amériques du Nord au Sud. Il épouse, là aussi dans une certaine logique, une Virginia McCallister qui descend de personne d’autre que du terrible et fameux général William Tecumseh Sherman qui, lors de la guerre de Sécession, inventa la tactique de la terre brûlée, enflammant l’Atlanta qu’on voit brûler dans Autant en emporte le vent, et détruisant tout dans son avancée victorieuse vers le Sud – ce Sud absolu que le protagoniste n’atteindra jamais.

Musée animal : le kaléidoscope de Carlos Fonseca

Il suivra cette route hallucinée avec son épouse et leur petite fille, cette Giovanna qui partagera deux ans durant l’intimité du narrateur, dans la préparation d’une exposition, le Musée animal du titre. L’étoile polaire, ou plutôt l’étoile du Sud de leur randonnée, est cette quête d’un enfant-messie, qui a entendu la Voix et à qui se rallient des hordes utopistes. Une autre figure utopiste, pareillement masquée et camouflée, apparaît : le sous-commandant Marcos, porte-parole de la rébellion zapatiste qui s’illustra à la fin du XXe siècle au Mexique. Et voilà le lent défilé de tous ces tatoués, de tous ces camouflés, ces caméléons de la jungle amazonienne, ces rescapés du Grand Canyon, qui aspirent au bout du monde et à la fin des temps. Le récit se situe à la charnière millénariste qui a fait basculer ce monde fou, délirant, terrifiant, du XXe siècle.

Le roman de Carlos Fonseca, aux multiples résonances, se bâtit ou se faufile dans un entrelacement d’images et de visages où ressortent les thèmes du feu destructeur, de la croyance messianique, du nécessaire camouflage, images à l’appui, dont cette flotte britannique bardée de bandeaux bicolores : « En regardant ces images, note le narrateur qui ne perd jamais le fil de son récit, je ne pus m’empêcher de penser à celle de la mante religieuse, toujours revêtue de sa tenue de combat, impérieuse et fatale, redoutablement invisible ». Et puis, dans cet éloge du déguisement, une grosse part du roman est consacrée au procès intenté à la descendante du général Sherman qui, fidèle à l’instinct destructeur de son ancêtre, invente et multiplie un genre devenu « viral » : celui des fake news. Avec un art surprenant, tant il semble émaner d’un expert en communication, Fonseca multiplie les exemples en nous montrant comment sa Virginia, camouflée sous diverses identités, toujours fluctuantes, invente et sème une fausse nouvelle et la voit s’amplifier à la hauteur d’une affaire d’État, faisant et défaisant les réputations et entraînant le monde alentour à la catastrophe.

Quel talent, ce Fonseca ! Il touche à l’essentiel de l’engrenage de nos sociétés, dont le moindre des qualificatifs serait « déboussolées » ! Tout est dit, tout est là dans ce miroir qu’il nous tend. Nous renvoyant ici l’image de notre société, celle qui revient de tout et ne croit plus en rien, avec pour perspective ce monde figé d’un musée, où nous contemplons notre propre humanité naturalisée. Avec un talent inouï et une plume neuve, il se pourrait bien que Carlos Fonseca ait inventé là le roman d’aujourd’hui, postmoderne, le tout nouveau produit d’une plume forcément rebelle, acharnée à reconstruire ce puzzle disloqué dont la politique actuelle éparpille les pièces aux quatre coins du monde.

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