Les paradoxes du vote

Voter par temps de crise propose quatorze portraits au long cours d’électeurs et d’électrices par autant d’universitaires. Chaque enquêtant connaît intimement ses enquêtés, ayant multiplié les entretiens de longue haleine entre 2016 et 2020. Il en ressort une approche qualitative de l’expérience du vote dans sa singularité, toujours mise en perspective par des renvois aux études de sociologie électorale les plus pertinentes pour comprendre chaque vote singulier. Au-delà, le livre propose une réflexion sur le vote et son actualité qui invite à reprendre la réflexion sur ce que signifie voter aujourd’hui.


Éric Agrikoliansky, Philippe Aldrin et Sandrine Lévêque (dir.), Voter par temps de crise. PUF, 384 p., 23 €


Avant d’en venir au fond de ce livre passionnant, arrêtons-nous sur son titre, qui n’est pas sans paradoxe étymologique. Si l’on en revient en effet au latin, par lequel nous est parvenu le krisis grec, le sens en est d’abord d’origine médicale : la crise est la phase aiguë, le moment d’accès et d’excès. Il s’est diffusé depuis la médecine au XIXe siècle, avec une prédilection pour la crise politique déjà dénoncée par Edgar Morin en 1976 (« Pour une crisologie ») ; celui-ci dénonçait une surexploitation de la notion, et en appelait à la redécouverte du grec krisis renvoyant à la décision plutôt qu’à l’indécision du terme latin. Sans doute faut-il y voir une des raisons de la fortune du mot dans le dernier quart du XXe siècle, chez les héritiers de Marx (la revue Krisis de Robert Kurz, Roswitha Scholz, etc.) ou à l’extrême droite (Alain de Benoist a créé et dirige une revue du même nom).

Si paradoxe il y a, c’est d’abord en raison du rapprochement entre la crise et le vote. Historiquement, intellectuellement, le vote a été conçu comme un instrument rationnel de pacification de la conflictualité sociale, associé aux processus de démocratisation contemporains. Il implique ainsi une forme de routine sereine qui paraît contraire à l’idée de crise – on imagine mal un bureau de vote peuplé d’électeurs et d’électrices en crise. Plus profondément, la crise est dans son acception médicale ce qui impose l’intervention autoritaire et autorisée de l’expert. En un mot, s’il y a crise, mieux vaudrait ne pas voter, comme l’a rappelé la pandémie de covid au moment des élections municipales de 2020 : il fallut attendre que soit passée la crise, dont on découvrirait plus tard qu’il ne s’agissait que d’une première vague, pour pouvoir reprendre le vote.

Voter par temps de crise : les paradoxes du vote

De la dictature romaine jusqu’aux Nuer (1), les crises et périodes de troubles graves ont d’ailleurs fréquemment légitimé la suspension du mode normal d’exercice du pouvoir. Le rapprochement non interrogé des deux termes dans le titre est de ce point de vue vertigineux, puisqu’il montre la banalisation actuelle d’un oxymore profond : il serait beaucoup plus logique de ne pas voter en temps de crise, et de penser des processus démocratiques qui puissent faire face à ces temps précis où l’on n’a a priori pas le temps d’organiser une campagne électorale et de longs débats télévisés – ce que la crise ukrainienne a rappelé avec fracas. Pourtant, on vote constamment par temps de crise : crise climatique, crise sanitaire, crise ukrainienne, crise démocratique, crise monétaire, etc. Il va de soi que l’on ne peut nier qu’il y ait des crises. Il s’agit juste de montrer qu’elles produisent sur le vote une dramaturgie qui suspend son déroulement théorique officiel, à savoir l’usage informé, raisonné, de l’opinion citoyenne face à un panel d’options. Curieusement, en dépit de tous les cours d’éducation civique ou de toutes les présentations officielles du vote, on ne devrait jamais lire Voter par temps calme, sauf les soirs d’élection où, tout d’un coup, l’annonce des résultats fait s’évanouir les crises.

Pour autant, l’ouvrage collectif dirigé par Éric Agrikoliansky, Philippe Aldrin et Sandrine Lévêque rappelle l’importance de ce paradoxe, qu’il ne s’agit aucunement de tourner en dérision. La puissance du vote – et donc de la logique de la crise qui y est afférente – n’est pas moindre d’être contradictoire ; et l’on sait que la critique anti-électorale du vote comme religion civique n’est pas la plus convaincante.

Dès lors apparaît la réalité de la crise, telle qu’elle est vécue par de nombreux acteurs. Ainsi de Louis et Anne-Marie, couple de retraités bourgeois ayant toute leur vie voté pour la droite de gouvernement. L’explosion de l’affaire Fillon les plonge dans un désarroi terrible, une véritable crise qui semble sans issue. Leurs enfants, cadres dynamiques et jeunes, finissent par les convaincre de se rallier à Macron, ce qui révèle une conséquence encore nouvelle du vieillissement de la population : l’influence des enfants sur leurs parents en matière politique. Le récit de la campagne de 2017 est ainsi celui d’un mariage de raison d’un électorat typique de la droite (âgé et bourgeois) avec le candidat du « en même temps », qui se transforme au fur et à mesure du quinquennat en mariage de conviction. La répression des Gilets jaunes, la réforme des retraites, la suppression de l’ISF : Louis et Anne-Marie sont en 2020 des partisans sans réserve de Macron, ils se moquent de la « vieille droite » des Républicains. Surtout, ils se plaisent à identifier en Macron une réponse positive à la crise de 2017, dont ils sortent comme d’une cure de jouvence politique qui a valorisé et modernisé leur propre situation partisane.

Le même vote pour Emmanuel Macron peut relever pour d’autres d’une logique de crise entièrement différente. Ainsi de Christophe, libraire quinquagénaire dans l’est de la France : il s’inquiète de la montée de l’extrême droite et du populisme en général, et voit dans Macron la seule réponse possible aux dangers qui menacent. Quant à Simon, avocat d’affaires parisien d’à peine quarante ans, on comprend assez rapidement qu’il adhère à En Marche non par sentiment de la crise mais par identification sociologique complexe et, au fond, par conservatisme.

Voter par temps de crise : les paradoxes du vote

Affiches électorales (2017) © CC4.0/Jamain

Avec un angle inédit, celui du temps long et de l’intime, la succession de portraits dessine ainsi plutôt des temps de crises qu’un seul et univoque temps de crise, y compris pour des votes similaires. Elle témoigne de la force des traditions partisanes dans les stratégies individuelles de vote : le vote Hamon apparaît ainsi presque systématiquement comme un vote de fidélité à des pratiques anciennes. En gros, on vote pour lui parce qu’on a toujours voté socialiste. À l’inverse, les votes plus impulsifs témoignent d’une vraie polyvalence : pour Florence, bénéficiaire d’une allocation d’adulte handicapée et rejetée du monde du travail, le vote pour Marine Le Pen se fait par identification d’abord affective, tandis qu’il va caractériser une logique de « coup de gueule » chez des bourgeois ou des ouvriers qualifiés.

La force de ces témoignages est de véritablement donner à comprendre, par empathie autant qu’intellectuellement, les motivations de chaque vote. Cette compréhension de l’autre par le biais du vote est particulièrement captivante en ce qu’elle révèle les coulisses de ce qui est montré lors d’une campagne, où les opinions s’affrontent loin de cette compréhension. L’exemple de Raphaël, intermittent du spectacle trentenaire gagné à Mélenchon, est à ce titre éloquent parce qu’il explore un rapport au vote qui nie justement la crise. Pour lui, la campagne est un lieu d’exercice d’une forme de virtuosité : il passe son temps à suivre les divers mouvements de la campagne, à les analyser pendant des heures, seul ou avec ses proches, pour revendiquer une position sociale à distance tout intellectuelle des enjeux politiques ainsi disséqués.

Par ces quatorze portraits, on comprend du point de vue des électeurs bien des stratégies électorales venant des candidats – par exemple le soin programmatique et intellectuel investi dans les campagnes de Mélenchon, qui s’explique en partie par son électorat diplômé, jeune et urbain ; ou la permanence du « en même temps » de Macron, qui doit tâcher d’apparaître comme le leader d’une droite dure classique tout en conservant les voix d’électeurs libéraux se considérant comme progressistes. Ces contradictions, vécues par les individus, ont une force politique, narrative, sociale, sublimée par le travail d’orfèvre du collectif d’enquêteurs et d’enquêtrices qui les restitue.

Voter par temps de crise : les paradoxes du vote

Affiches électorales (2022) © CC4.0/Jamain

L’introduction et la conclusion de l’ouvrage mettent en perspective la question du vote et des élections sur le plan intellectuel. On pourrait extraire de ces riches passages un élément d’éclairage sur les paradoxes du vote en temps de crise : l’affaiblissement progressif de la critique intellectuelle du vote, parallèle par ailleurs à sa critique politique. Les auteurs rappellent en effet que, jusqu’aux années 1970-1980, la position intellectuelle dominante à ce sujet était celle d’une déconstruction de sa nature démocratique : en France, Le cens caché (1978) de Daniel Gaxie incarne cette intégration de la critique du vote parmi les intellectuels, au-delà des mouvements officiellement anti-électoralistes (notamment les anarchistes). Le plus troublant n’est pas que ces pensées ont été oubliées ; c’est qu’elles ont été entièrement banalisées, sous la forme de truismes souvent égrainés les soirs d’élection où l’on déplore la désaffection des pauvres ou des jeunes pour les élections.

Les auteurs confessent ainsi que le choix d’entretiens longs repose d’abord sur un échec croissant des sciences sociales à proposer une pensée du vote : « La science électorale contemporaine peine d’autant plus à expliquer [les] différentes évolutions [du vote contemporain] qu’elle est de moins en moins une sociologie. La démarche des spécialistes de l’analyse électorale repose en effet de plus en plus souvent sur un double postulat individualiste et rationaliste qui s’inspire, notamment, d’une théorie économique de la démocratie ». La réponse à ce constat pessimiste est particulièrement ingénieuse et efficace : faire de la sociologie qualitative pour retrouver une pensée de l’élection. Cependant, est souligné aussi l’abandon d’une réflexion suffisamment critique et partagée sur le vote qui évite des impasses logiques et intellectuelles dans lesquelles enferment les élections, comme le montre le paradoxe entre la procédure du vote et le souhait qu’il réponde politiquement à des crises. Au-delà de la question de l’abstention (non traitée dans l’ouvrage, qui fait aussi l’impasse sur nombre de candidats), il importe de rappeler qu’on vote davantage dans des contextes où le vote est discuté, critiqué, remis en cause.

L’insatisfaction produite par cet imaginaire du vote est de plus en plus grande, comme en témoignent ces portraits mais aussi la campagne actuelle. La logique de la crise sert à confisquer le vote : beaucoup de ses opposants ont reproché à Emmanuel Macron de refuser la logique démocratique du vote en s’extrayant des débats au nom de la crise ukrainienne, sous le mot d’ordre « pas de débat, pas de mandat ». On sait que les candidats fascistes inventent des crises pour justifier leurs programmes injustifiables. On sait que la crise climatique et démocratique, bien réelle, conduit certains à défendre l’idée qu’il faut suspendre ses affects et ses raisons politiques pour réaliser par le vote utile ce qui serait une « dernière chance ». On voit que le vote se nourrit des crises pour mobiliser les électeurs. Voter par temps de crise se place merveilleusement au niveau de ces derniers, et donne à voir un autre récit de ce que le vote nous fait, dans un salutaire exercice de lucidité.


  1. Chez les Nuer, dans la haute vallée du Nil, les temps de troubles graves (famines, guerres, épidémies…) entraînent la désignation de nouveaux dirigeants aux pouvoirs étendus. Les Nuer choisissent ces « prophètes » parmi les individus les plus marginaux et excentriques. L’anthropologie repère de nombreux exemples de telles pratiques de gestion de crise, qui supposent que les périodes imprévisibles sont mieux gérées par des individus eux-mêmes imprévisibles.

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