Omar, un jeune Afghan sans papiers, cherche à entrer en Europe pour échapper aux talibans qui sont sur le point de reprendre le contrôle de Kaboul. Dans la tradition du journalisme en immersion, Matthieu Aikins, correspondant du New York Times en Afghanistan, décide de l’accompagner en se faisant passer pour un migrant. Au-delà d’un simple reportage, Les humbles ne craignent pas l’eau est le récit des épreuves et des frontières qu’ils ont traversées ensemble, un livre qui célèbre l’amitié et rend compte du regard que l’Occident porte sur les réfugiés.
Matthieu Aikins, Les humbles ne craignent pas l’eau. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot. Seuil/Éditions du sous-sol, 400 p., 22 €
Omar rêve d’Occident. Il est également amoureux de Laila, qu’il voudrait épouser et emmener en Europe, mais les parents de la jeune fille, de riches chiites, ne voient pas d’un bon œil la demande que leur fait parvenir ce sunnite, fauché de surcroit. En outre, en cette fin d’automne 2015, les talibans semblent sur le point de prendre le contrôle de Kaboul, et Omar doit fuir, car tous ceux qui comme lui ont travaillé pour les Américains risquent la mort.
En effet, pendant plusieurs années, il a été le chauffeur et l’interprète de Matthieu Aikins, et, au fil du temps, ils sont devenus amis. Lorsque Omar lui confie son désir de partir, Aikins a l’idée de l’accompagner et de se faire passer pour un réfugié afin d’observer de l’intérieur les périls qu’affrontent ceux et celles qui tentent d’entrer en Europe sans papiers, car, malgré son passeport canadien, Aikins a l’air afghan. Quand Omar et lui travaillaient ensemble, les Afghans « pensaient qu’Omar, avec son tee-shirt et ses grosses lunettes de soleil, était l’étranger et que moi, avec ma robe, j’étais son interprète ». Aikins voudrait entamer aussitôt que possible ce « Voyage infiltré », mais Omar tergiverse. Il ne peut se résoudre à abandonner Laila. Tout quitter du jour au lendemain est un déchirement. On ne s’exile pas par plaisir.
Quand les deux hommes finissent par prendre la route, le lecteur plonge avec eux dans le monde des passeurs, des contrebandiers, des flics et de toutes les faunes qui s’installent aux frontières pour vivre sur le dos des migrants. Aikins sait raconter une histoire, et on est happé par le rythme et les événements. Le ton est juste, à la bonne distance entre le thriller dont il emprunte certains codes et le reportage sur le terrain dont il conserve la rigueur journalistique. La voix narrative, qui balance entre l’exposition des faits et celle des sentiments – un difficile équilibre auquel la traduction de Charles Bonnot rend justice –, confère au texte toute son efficacité.
Ainsi, à travers les deux protagonistes, le lecteur vit ce qu’affrontent les hommes, les femmes et les enfants que le désespoir a jetés sur les routes, il voit surtout comment on les accueille en Occident. Quand Aikins nous apprend que, d’après la convention de Genève de 1951, un réfugié est une personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques », il remarque que c’est « une définition taillée sur mesure pour les dissidents de la guerre froide », parce qu’elle exclut ceux qui fuiraient une simple guerre ou une vulgaire catastrophe.
Au fil de leur périple, des tensions naissent du fait des risques qu’ils courent et des peurs qui les étreignent : « Omar m’a montré, horrifié, une vidéo qu’il avait trouvée sur Facebook : on voyait des Afghans à la frontière hongroise raconter, en larmes, qu’ils s’étaient fait tabasser par des gardes-frontières et qu’ils avaient été forcés de ramper à travers des barbelés ». Il y a pourtant deux différences dans leur rapport à ce voyage. D’une part, Aikins peut à tout moment passer un coup de fil et récupérer son passeport. D’autre part, indépendamment de la validité de leurs documents d’identité et bien qu’ils vivent les mêmes dangers, la nature de ce trajet n’est pas la même pour l’un et l’autre. En effet, Matthieu Aikins revient dans son monde alors qu’Omar quitte le sien pour en gagner un autre, fantasmé, mais qu’il ne connaît pas et qui ne semble pas vouloir de lui. En outre, il ne le fait que contraint et forcé, parce que c’est la seule solution qu’il a trouvée pour rester en vie. Aikins a parfaitement conscience de cette asymétrie – qui vient s’ajouter au fait qu’il est l’auteur du récit dont tous deux sont acteurs – et on le voit souvent interroger l’éthique de sa propre démarche.
Une autre forme de hiérarchie apparaît à la lecture des Humbles, celle qui a cours dans le camp de réfugiés aux portes de l’Europe et qui répond à des impératifs géopolitiques sur lesquels lesdits réfugiés n’ont aucune prise. « Les Syriens étaient prioritaires pour les entretiens et pour les places dans les camps réservés aux familles […] Les Afghans se trouvaient à un échelon intermédiaire dans la hiérarchie, les ressortissants de pays comme le Sénégal ou le Pakistan étaient considérés comme des migrants économiques jusqu’à preuve du contraire. » Néanmoins, ces inégalités de droits et donc de traitement induisent des frictions entre des gens qui partagent pourtant le même destin. Ainsi, « à l’intérieur du camp, [l’intolérance] répondait à une autre logique. Celle qui justifiait l’état du monde. Les migrants apprenaient à porter sur eux-mêmes un regard occidental ».
Et quel est-il, ce regard ? Le texte pose la question de l’indifférence de nos opinions publiques devant cette crise, dont on doit constater qu’elle n’a pas la faveur des médias. Quant aux réseaux sociaux, la guerre en Afghanistan a commencé avant leur déploiement et fait donc partie de leur préhistoire, d’autant que leurs algorithmes sont conçus pour fournir une information avec une obsolescence programmée de quelques heures. Heureusement, des militants s’opposent à la façon dont on traite les migrants en Europe, et l’auteur mentionne, par exemple, que « l’agriculteur Cédric Herrou a été condamné en première instance pour avoir aidé des centaines de migrants à franchir la frontière avec l’Italie [1] ». Sa relaxe finale est bien sûr une victoire, mais jusqu’à quel point est-elle plus représentative du « regard occidental » dont nous parle Matthieu Aikins que ne le sont les condamnations à une amende en première instance et à quatre mois de prison en appel qu’il a dû affronter pour en arriver là ? Question qu’on peut doubler de celle qui, par contraste, vient à l’esprit quand on voit l’élan de solidarité actuel envers les réfugiés ukrainiens. Cette différence de traitement serait-elle une nouvelle manifestation de la hiérarchie que génère ce « regard occidental » ? Il est difficile de ne pas le penser.
Quoi qu’il en soit, Les humbles ne craignent pas l’eau est un livre prenant, qui explore un sujet dont il va bien falloir que nos sociétés se saisissent, parce qu’il n’est pas près de disparaître : comment accueille-t-on les réfugiés ? comment met-on un terme aux différences de traitement criantes et manifestes dont certains d’entre eux font l’objet ? Matthieu Aikins ne propose pas de solution miracle, mais sa voix, crédible, suggère tout de même que l’empathie sans distinction d’origine pourrait constituer un bon point de départ.
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Depuis la rédaction des Humbles ne craignent pas l’eau, Cédric Herrou a été définitivement relaxé, en mars 2021, et son avocat, Patrice Spinosi, a déclaré qu’il « est désormais définitivement acquis dans notre droit qu’aucune poursuite pénale ne peut être engagée à l’encontre d’une personne qui aura aidé un migrant en situation irrégulière lorsqu’il agit de façon désintéressée ».