Le théâtre envoûtant d’Andriy Zholdak

Ukraine

Né à Kiev en 1962, Andriy Zholdak s’est formé à l’École d’art dramatique de Moscou avant d’assumer, de 2002 à 2005, la direction artistique du théâtre Taras Chevtchenko de Kharkiv. Il a récemment mis en scène, à l’Opéra de Lyon, Le château de Barbe-Bleue, le seul opéra de Béla Bartók. Au début du mois de février, quelques semaines avant le début de la guerre en Ukraine, Zholdak était à Craiova, pour y jouer La dame de la mer d’Ibsen. Georges Banu, consultant artistique sur cette pièce, présente pour EaN ce metteur en scène ukrainien unique.

Le 3 février au soir, je me trouvais dans une chambre d’hôtel de Craiova, en Roumanie, avec Andriy Zholdak. Échanges à bâtons rompus coupés par ma question directe : « Tu as interrompu deux spectacles presque prêts avant la pandémie. Quand les reprendras-tu ? » Leur sort m’intéressait car, admirant en lui un grand metteur en scène de comédiennes, c’est moi qui lui avais suggéré les adaptations de Madame Bovary et de Nana. « Étant Ukrainien, je ne peux plus travailler en Russie ! » Le propos resta sans commentaires. Il avait pourtant collaboré sans encombre avec de grandes institutions de Saint-Pétersbourg et des directeurs qui l’ont accompagné à maintes reprises comme Serguei Shub ou Piotr Fokine. Quelques semaines plus tard, la réponse résonne en moi tel un signal d’alerte auquel je n’avais pas prêté attention, et, a posteriori, comme le signal précurseur de ce qui a débuté le 24 février. Zholdak devait alors m’écrire : « Mon cœur est brisé en morceaux… notre liberté est tuée. »

Andriy Zholdak a fait ses études sous la direction du metteur en scène russe Anatoli Vassiliev. Il a comme idole le grand cinéaste Andreï Tarkovski, son œuvre, son univers et les énigmes qui le traversent. Il porte la marque de la culture russe avec tout ce qu’elle engendre comme dimension poétique, comme prière vers un ciel habité, comme confrontation avec les mystères de la vie. Le premier spectacle qui m’a permis de le découvrir fut une adaptation du roman Taras Boulba de Gogol. On y reconnaissait Tarkovski (la sensualité des pommes rouges déversées sur le plateau, l’eau et les chevaux), mais Zholdak procédait à de subtiles opérations pour mettre les spectateurs dans des conditions inédites, en cabines isolées ou rangées par groupes au balcon. Pour moi, ce fut une surprise quand, lors des discussions du jury, j’assistai à une levée de boucliers des critiques russes qui rejetaient mon enthousiasme « en raison du traitement irrespectueux des personnages ukrainiens du roman ». Réserve qui, aujourd’hui, ne serait plus possible. La roue a tourné.

Le théâtre envoûtant du metteur en scène ukrainien Andriy Zholdak

Andriy Zholdak © Valery Andriuta

Les échos de ce spectacle premier se prolongèrent dans d’autres mises en scène qui ont révélé un système presque surréaliste : Zholdak m’a immobilisé des heures durant dans mon fauteuil. Goldoni-Venise développait un univers inhabituel, dominé par la fluidité poétique des apparitions sur l’eau ou des portes ouvertes vers l’inconnu, des tables richement ornées dans la proximité de fragments de la vie quotidienne. J’ai plongé dans une ambiance qui m’a fourni l’une des rares satisfactions procurées par le théâtre en tant que voyage dans une culture (Venise) et dans l’œuvre d’un auteur (Goldoni). Je pourrais paraphraser à son propos Louis Aragon, qui qualifiait de « plus beau spectacle du monde » Le regard du sourd de Robert Wilson. Zholdak déploya des richesses pareilles pour un voyage imaginaire inspiré par Un mois à la campagne de Tourgueniev. Son théâtre envoûte et emporte le spectateur dans des univers sans limites fondés sur des compositions hétéroclites que le regard est incité à explorer.

Zholdak a connu une véritable relation d’amour avec une ville de Roumanie, Sibiu, où il a monté certaines de ses grandes réussites shakespeariennes. Comment oublier cet Othello où, solution mémorable, la jalousie névrotique du protagoniste se révélait à son paroxysme par une avalanche de mouchoirs qui recouvraient la scène ? La force de cette solution concrète donnait au soupçon d’Othello une dimension dévastatrice : il avait perdu la raison. Dans le même théâtre, Zholdak procéda à l’adaptation du roman d’Erofeev, La vie avec un idiot. Le texte raconte les affres d’une famille à laquelle on impose d’accueillir un débile mental et de cohabiter avec lui. Insupportable souffrance au jour le jour, traduite par un jeu syncopé, à la limite de la folie ; cet impératif destructeur de toute intimité produisait une oppression asphyxiante. Zholdak a poursuivi une voie similaire lorsqu’il a monté Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne. Pas à pas, je revivais l’émotion éprouvée à la lecture du roman : la représentation suscitait la réminiscence de mon adolescence. Un vertige entre la présence des acteurs dans des lieux récupérés pour l’occasion et les souvenirs anciens d’une plongée éprouvante dans cet univers… où étais-je ?

Zholdak voyage avec aisance dans le répertoire tout en cherchant des œuvres qui correspondent à ce qu’il appelle « son monde ». Monde qu’il affirme en intégrant des visions, en brisant l’unité générale, en déstabilisant les ensembles trop cohérents. Pour exemple, deux mises en scène récentes d’Ibsen : Rosmersholm au Théâtre hongrois de Cluj lui a servi d’occasion pour entremêler l’univers du présent avec l’autre, second, du fantôme, représenté littéralement sur le plateau. Le metteur en scène a ainsi installé un univers composite, double, incertain et inquiétant. La dame de la mer, à Craiova, a connu un traitement tout aussi déroutant ; mais quel bonheur d’échapper aux certitudes héritées des lectures canoniques ! Zholdak avait placé le spectacle sous l’emprise d’une comédienne, Costinela Ungureanu, qui associait comportement quotidien et envolées lyriques. Tout attestait l’écartèlement douloureux d’Elida, son incapacité à le surmonter, à s’en dégager. Une telle performance échappe au témoignage écrit, elle en révèle les limites : il faut être là, rien ne sert de raconter. Défi du théâtre qui incite à suivre tantôt l’abattement d’Elida, tantôt son irrépressible appétit d’affranchissement des cadres du mariage qui l’étouffe. Zholdak et son actrice poussaient jusqu’à l’exaspération l’insupportable mal de vivre de l’héroïne, comme une sirène échouée sur la terre ferme ; l’effroi était renforcé par une bande-son exceptionnelle qui traduisait la violence de sa nostalgie.

Le théâtre envoûtant du metteur en scène ukrainien Andriy Zholdak

« La dame de la mer » © Valery Andriuta

La mise en scène de La dame de la mer fascine par l’admirable dessin du chemin tragique suivi par Elida, mais aussi par son aptitude à rendre concrètes des expériences fantasmatiques, mentales. Ainsi, la première femme défunte ressuscite et, fantôme qui prend corps, elle s’inscrit dans le présent qu’elle trouble. À cela s’ajoutent des solutions énigmatiques inspirées de la matière même du texte : Elida à l’intérieur d’un aquarium – la présence de l’eau est évoquée – manipule une grosse pierre dont elle semble vouloir déchiffrer les secrets pour la convertir ensuite en coussin improvisé sur lequel elle pose la tête. Il est beau, le théâtre, quand il rend visible l’invisible !

Zholdak s’est enfin imposé comme un remarquable metteur en scène d’opéra. Ses débuts avec Eugène Onéguine, au théâtre Alexandrinski, furent un événement pour le monde lyrique russe. Après avoir exploré le répertoire de Tchaïkovski (jusqu’à L’enchanteresse, présenté à Lyon en 2019), il s’est confronté, avec une réussite hors du commun, au Château de Barbe-Bleue de Bartók. À l’énigme de la nuit développée par le livret et la musique, le spectacle substitue le reflet du miroir : un miroir devant lequel paraît Barbe-Bleue au début, pour enjamber ensuite le cadre et pénétrer dans l’espace d’un appartement communautaire d’époque communiste… Ce miroir, il surgit au fond du plateau dans une séduisante mise en abyme, mais il laisse aussi surgir des apparitions déroutantes : jeunes femmes emprisonnées par Barbe-Bleue ou personnages ajoutés, comme la mère ou la sœur du maître des lieux, quand ce n’est pas un enfant qui évoque Alice ou, plus souvent encore, un danseur transgenre qui, de manière ludique, renvoie au principe de plaisir à travers ses glissements ambigus ! Ces miroirs sont repris en écho sur des vidéos : miroirs des doubles démultipliés, miroirs des incertitudes, sources d’inépuisables surprises. Au terme de leur aventure commune, un miroir final dissocie Judith de Barbe-Bleue qui finit par se trouver seul, comme au début. Château des miroirs qui modulent les secrets et les reflets !

Zholdak, en metteur en scène aimé, est accueilli de nouveau à Sibiu où il prépare Roméo et Juliette, l’histoire de la haine entre deux familles sur fond d’épidémie de peste. Toute correspondance avec la situation actuelle est permise. Elle ne peut finir qu’en tragédie.

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