Réalisme magique à Bornéo

Première traduction en français de Zhang Guixing, écrivain de Taïwan né à Bornéo, La traversée des sangliers est un grand roman, une éblouissante évocation de la violence et de la nature, mais aussi de l’amour et de la perte. Entre réalisme magique sud-américain et western halluciné à la Cormac McCarthy, son écriture métaphorique raconte le quotidien d’une petite ville de pionniers sous l’occupation japonaise. Zhang Guixing hausse une communauté de personnages modestes au niveau de héros épiques, dans une atmosphère fantastique dont la mélancolie brise le cœur.


Zhang Guixing, La traversée des sangliers. Trad. du chinois (Taïwan) par Pierre-Mong Lim. Philippe Picquier, 600 p., 23 €


La traversée des sangliers, de Zhang Guixing : réalisme magique à Bornéo

Zhang Guixing © Lucia Lai

Au Sarawak, sur la côte nord-ouest de Bornéo, la petite ville de Krokop, sa terre féconde et gorgée de pétrole, dut être conquise sur les premiers habitants, les sangliers. Une bataille dantesque livrée de nuit contre une harde gigantesque vire à la boucherie. Elle sera l’occasion pour Tzo Da-dy, le chef des chasseurs, d’affermir son influence sur la communauté.

Au milieu d’une nature encore brute, Krokop, aussi appelée le Bouk aux Sangliers, reste marquée par cette violence fondatrice, surtout quand les Japonais débarquent en décembre 1941. Lorsque le Japon a attaqué la Chine, en 1937, les principaux personnages, tous d’origine chinoise, ont participé au « Comité de sauvetage de la patrie et des réfugiés », levant des fonds grâce à des ventes de charité et à une représentation théâtrale donnée par les écoliers. Ils seront donc les principales victimes de la répression japonaise.

La férocité embrase le roman d’un bout à l’autre, le plongeant dans une atmosphère de danger et de deuil qui ne se distingue pas de la vie quotidienne. Le nombre de sangliers tués comme d’humains décapités est impressionnant, parfois dans les mêmes lieux, sous le regard les uns des autres. Les éperviers et les varans chassent, les crocodiles happent des mains, des femmes meurent en couches, d’autres sont violées. Loin d’être gratuites, ces scènes répétées donnent la mesure de la brutalité de la nature, des violences de l’homme envers celle-ci, et surtout de la cruauté de la guerre, quand des êtres humains exercent sur d’autres un pouvoir sans limite. Elles expriment le sort tragique qui frappe la communauté, apparemment au hasard de la participation à un spectacle, d’une rencontre dans la jungle. À de multiples reprises, des personnages – résistants chinois, soldats japonais en chasse ou en déroute, Dayaks chasseurs de tête – apparaissent comme par magie dans le récit et s’entretuent aussitôt. Cette violence est rendue supportable par une écriture qui n’oublie jamais l’humanité de ses protagonistes. Parfois, la sauvagerie des envahisseurs japonais est rapportée sur le ton du conte. Sans doute parce que c’est le moyen le plus acceptable d’exprimer un tel degré d’injustice et de barbarie, comme l’a fait Edgar Hilsenrath pour le génocide arménien dans Le conte de la dernière pensée.

La force de la nature et sa profusion sont également rendues par le retour des mêmes motifs. Feux de brûlis, sangliers, éperviers bleus, grands coucals, calao ou perroquet, fruits, arbres, « bois-de-fer », « jaquier », « upas », scandent le roman. Comme presque tout le monde consomme des quantités astronomiques d’opium et que s’y mêlent les folklore malais, « orang minyak » (sorte d’incube) ou « pontianak » (vampire femelle prenant la forme d’une tête volante), le lecteur se retrouve plongé, entre fumées des feux de plaine et « lueurs termites » de la lune, dans un pandémonium de six cents pages.

Cependant, Zhang Guixing ne se contente pas de créer des images de la férocité. Si la violence apparaît d’abord comme le fruit d’une fatalité aveugle, le récit se révèle sur la longueur bien plus subtil. Il en dévoile peu à peu les causes profondes et toujours humaines : nationalisme, mépris, abandon, égoïsme, folie et trahison. Si les êtres humains et les bêtes se confondent presque dans certaines scènes – Tzo Da-dy mène aux sangliers une véritable guerre, comme le général japonais Yoshino Masaki contre les singes –, c’est que les hommes manifestent la sauvagerie qu’on attribue aux animaux.

La traversée des sangliers, de Zhang Guixing : réalisme magique à Bornéo

Il y a aussi une grande douceur dans La traversée des sangliers, en particulier à l’égard des enfants. Leurs blessures sont les plus douloureuses. Si leurs parents paraissent peu s’en occuper, la communauté les prend en charge, comme un bien collectif. Les personnages les plus sympathiques sont ceux qui interagissent le plus avec eux. Le lettré Maître Hsiao leur apprend la littérature classique jusqu’à son dernier souffle. Avant l’invasion, il leur fait jouer un épisode du Voyage en Occident, dont les rôles collent tant à la peau des jeunes acteurs qu’ils s’interpellent ensuite par les noms des personnages. Lorsque violence est faite à ces enfants, elle est donc aussi faite à la culture chinoise, puisque « les Monstres », comme sont toujours nommés les soldats japonais, les punissent pour leur seule participation au spectacle. Dans sa préface, le traducteur, Pierre-Mong Lim, souligne l’influence de ces œuvres classiques dans le développement de la littérature sinophone d’outre-mer.

Quant à Mapopo, la vieille gardienne du cimetière, les enfants la considèrent comme une sorcière et jettent des pierres sur son toit mais, après qu’elle les a poursuivis à travers la campagne en une étonnante scène de fantasmagorie nocturne, ils viendront jouer chez elle, où elle les protégera autant qu’elle pourra. Kobayashi, le colporteur japonais, leur fera cadeau avant la guerre de masques de yokai, démons de son pays, qu’ils porteront tout au long de La traversée des sangliers, se les transmettant des aînés aux cadets. Le fait qu’ensuite Kobayashi change de nom et se révèle être un éclaireur de l’armée impériale se transforme en un des crève-cœurs du roman, de par les répercussions terribles que cela aura indirectement. Ces masques prennent de multiples sens : ils représentent l’enfance et ses jeux heureux, mais également « les Monstres » de l’armée japonaise, ainsi que la tromperie, les apparences fausses. Et peut-être l’éternel retour de la souffrance et de la mort.

Par les chansons, par les jeux qu’il apprend aux enfants, Kobayashi répand de la joie ; il essaie lui aussi d’être heureux et de protéger ceux qu’il aime, ce qui est caractéristique de la subtilité avec laquelle Zhang Guixing construit ses personnages et son récit. Au bout d’enchaînements et de contrecoups, les actes de cet homme à la double identité provoqueront l’événement qui ouvre le livre : le suicide de Kwan A-hung, l’homme sans bras. On est d’autant plus ému qu’A-hung a reçu l’amour de son père, qu’il le lui a rendu et qu’il a su le transmettre à son tour à son fils. Mais cela ne suffit pas contre la culpabilité. Tous ces sentiments et conséquences, Zhang Guixing ne les formule pas explicitement, il les montre par les gestes, les actes, les rares paroles, et c’est au lecteur de comprendre.

Chaque personnage possède sa part d’humanité et de malhonnêteté, de faiblesse et de bonté. Au fil du livre, l’auteur dévoile leur histoire personnelle. Tous humains, beaucoup d’entre eux sont à la fois victimes et acteurs de la violence comme du tragique de l’Histoire. La traversée des sangliers bouleverse la chronologie pour mettre en lumière ces destins liés, les actes du passé influençant ceux de l’avenir, ces enfants héritant de leurs parents.

Le roman bascule souvent dans le fantastique, parce que ce qui se passe dans l’esprit des personnages a autant d’importance que la réalité des faits. L’alternance de bonhomie joyeuse, de poésie née de la nature et d’horreur correspond à la vérité complexe du monde où vivent ces personnages, une société où la parole sincère est peut-être trop rare, où l’on ne dit pas ce qui est important. Dès le chapitre 2, James Brooke, le deuxième rajah blanc du Sarawak, s’emportait : « ces Chinois, c’est tout sournoiserie et entourloupe, et que je fais les choses par-derrière, et que je parle fort, perfide et égoïste […]. Liou San-bang, espèce de vaurien […] ! Tu ne pouvais pas parler clairement, on n’en serait pas arrivés là ! ».

Le lecteur sort pantelant de La traversée des sangliers, lui aussi couvert de sang, de sueur et de fumée, des éclats de lumière au coin des yeux, parce que, comme pour tous les grands romans, arrivé au bout, on n’a pas fini d’épuiser la portée de ce qui s’y est dit, entre simplicité du quotidien et force du mythe, au moyen d’une structure et d’une langue bouleversantes.

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