Ce volume posthume qui rassemble une série d’articles publiés de son vivant par Daniel Fabre et plusieurs textes inédits sur la construction de la masculinité dans les sociétés méditerranéennes est une formidable leçon de lecture. Passer à l’âge d’homme révèle en creux le portrait de l’ethnologue en lecteur, dévoilant au fil des chapitres, par la traversée de sa très riche bibliothèque, le rapport singulier que ce chercheur entretenait à la littérature.
Daniel Fabre, Passer à l’âge d’homme. Dans les sociétés méditerranéennes. Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 352 p., 24,50 €
Avec Jean Jamin, décédé en janvier 2022, et Alban Bensa, mort quelques mois plus tôt, Daniel Fabre, disparu en janvier 2016, partageait une relation à la littérature qui ne se limitait ni à un usage purement documentaire ni, comme Pierre Nora semble l’indiquer dans la courte préface qu’il donne à ce volume, à une « nostalgie d’écrivain ». Si Jamin était l’exécuteur testamentaire précis et précieux de Michel Leiris, si Bensa a souvent fait état de la place de l’histoire littéraire dans ses travaux, pour ces trois ethnologues contemporains l’écriture littéraire, qu’elle soit fictionnelle ou autobiographique, ne fut jamais un objet ethnographique. Le texte de l’écrivain n’est pas un recueil produit par un témoin privilégié, par un regard que les sciences sociales pourraient s’approprier. Mais, pour chacun d’eux, il s’agit, par des approches particulières du rapport au récit écrit, de proposer des tentatives d’appréhender les mondes, non plus à partir de structures, mais d’expériences.
Pour Daniel Fabre, la littérature est progressivement devenue un terrain comme un autre, ou plus exactement comme d’autres. Les ethnographies qu’il y mena étaient souvent rétrospectives mais elles pouvaient lui être contemporaines et, souvent, s’agissant de l’enfance, nourries par une analyse de ses souvenirs personnels. Il est en effet trop aisé de convoquer la dimension historienne de Fabre et de faire de la littérature pour lui une simple source. Dès le premier chapitre, cette dimension affleure avec la présence de Goethe sur le Corso à Rome ; Fabre se tient juste derrière – ou bien est-ce à côté ? Ce terrain est habité par la figure d’un.e auteur.e, qu’elle ou qu’il soit méconnu.e ou célèbre – Fabre prête une attention soutenue aux corps des acteurs.
Le terrain littéraire est riche et vaste ; il est constitué par la biographie intime et sociale de chaque écrivain.e, sa bibliographie complète et ce troisième objet formé de ses correspondances, de ses brouillons, de ses manuscrits, que l’on désigne comme ses archives. La première règle de cette leçon de lecture – qui a valu à Fabre de ne clore que trop rarement un dossier de son vivant – est qu’il faut tout lire. Et la bibliothèque est infinie, comme en témoigne l’article qu’il consacra pour Le Débat à Pierre Rivière, revisitant avec d’autres le cas du « parricide aux yeux roux » analysé par Foucault et une petite équipe au début des années 1970. « Tout lire » signifie traquer la moindre mention, non pas en usant d’un moteur de recherche, mais à la Bibliothèque nationale, que ce soit celle de Rome ou de Paris, aventurer son attention de longues heures dans des traités techniques, des récits de voyages, des souvenirs, des romans à deux sous…
La bibliothèque de Daniel Fabre n’est pas imprimée sur des papiers tous de la même qualité, les tirages des volumes qui l’occupent ne sont jamais identiques ; il ne craint jamais les rencontres. Bibliophage plus que bibliophile, Fabre écumait les bouquinistes pour produire des corpus improbables, comme l’article qui clôt le volume, « De quels amours blessés », dans lequel il convoque à la fois Michel Leiris, David Garnett, André Chamson, Béatrix Dussane, Violette Leduc, Daniel Guérin, Annette Vaillant, Michel Tournier, Robert André, Roger Leenhardt, Claude Julien, François Cavanna, Nathalie Sarraute, Georges-Emmanuel Clancier, Roald Dahl, Mouloudji, Jacques Brosse, Gérard Macé ou encore le secrétaire de Trotsky.
Passer à l’âge d’homme donne aussi à voir des éléments de méthode de cette construction de l’espace littéraire en terrain par Fabre, comme dans l’étude inédite qu’il consacre à la figure des pages de cour. L’ethnologue conduit le lecteur dans un espace d’écriture minoré, à la marge de la littérature du XVIIIe et du XIXe siècle, celui des mémoires de nobles, et notamment de leurs souvenirs de jeunesse. On entre dans cet âge où l’individu « peut-être […] n’est plus un enfant mais […] n’est pas encore un homme » (Beaumarchais, préface au Mariage de Figaro) par l’intermédiaire d’un lecteur, et pas des moindres, Stendhal, qui dans une lettre du 14 août 1828 à Sutton Sharpe dit son admiration pour les Mémoires du comte Alexandre de Tilly qui viennent de paraître. Il ne s’agit pas de lire les livres sans leurs lecteurs. Fabre ne se contente pas, comme c’est souvent le cas, d’une série de prélèvements : il travaille par carottage : autrement dit, il prend en considération non seulement l’objet propre (le livre et son texte) mais aussi l’ensemble de ceux qui avant lui l’ont lu, utilisé, cité. Pour l’ethnologue, la littérature est un objet vivant qui circule, produit des effets mais aussi est affecté par d’autres. La bibliothèque de Fabre est ainsi plus semblable au tas de livres qu’évoque Pierre Michon à propos de sa manière de travailler qu’à celle de la bibliothèque du grand-père des Mots de Jean-Paul Sartre.
Le fait n’est pas anecdotique : lire, c’est donc lire avec les autres lecteurs dans une profondeur historique qui peut parfois être vertigineuse comme dans le cas de la magnifique étude publiée dans L’Homme en 1986, et reprise ici, sur l’apprentissage, étude que Fabre intitula « La voie des oiseaux ». L’anthropologie est historique, mais elle est parallèle à l’histoire des sensibilités développée par Alain Corbin : il s’agit de rendre visibles des invisibilités qui continuent à nous traverser. Le terrain peut glisser soudain, et sans doute est-ce la raison pour laquelle l’édition des travaux de Fabre est si précieuse aujourd’hui : c’est qu’ils sont d’une liberté telle qu’on mesure, en les relisant en volume, à quel point ils composent une œuvre, entendue comme la somme des lectures d’une vie interrompue.