Le fantôme de Daniel Fabre, décédé brutalement à l’âge de 68 ans en janvier 2016, plane sur les sciences sociales françaises. L’anthropologue s’était intéressé aux liens structurels entre la juvénilité masculine et les revenants ; le voici qui revient à son tour sous la forme d’un livre posthume, médité depuis longtemps, forme conjoncturelle d’un « chantier infini [1]», jamais clos : celui des franchissements, des initiations qui assurent la « production sociale des identités sexuelles, en particulier, de la virilité ». Car grandir n’est jamais une pure affaire de physiologie, il faut encore donner du sens à ce nouveau corps, à ces nouveaux désirs et « passer à l’âge d’homme », titre en forme d’hommage à Michel Leiris, écrivain et ethnologue admiré.
Daniel Fabre, Passer à l’âge d’homme. Dans les sociétés méditerranéennes. Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 352 p., 24,50 €
Né à l’ethnologie dans les enquêtes interdisciplinaires des années 1970 sur les sociétés rurales traditionnelles, Daniel Fabre fut d’abord un « anthropologue indigène », critique du « colonialisme de l’intérieur ». Natif de Narbonne et ayant toute sa vie conservé un très sensible rocaillement du Sud-Ouest, Fabre part à la recherche de l’homme d’oc dans les Pyrénées audoises du pays de Sault, à travers les contes et légendes – celle de Jean de l’Ours et ses multiples variantes – encore vigoureuses dans les communautés agro-pastorales de cet espace pyrénéen. À Toulouse, où il fonde le Centre d’anthropologie des sociétés rurales en 1978, structure décentralisée de la nouvelle École des hautes études en sciences sociales (EHESS) refondée en 1975, puis à Paris, où il créera le Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de la culture, Daniel Fabre est happé par des curiosités multiples, des recherches collectives qu’il encadre volontiers ainsi que des édifices institutionnels qu’il fait vivre dans une interdisciplinarité heureuse avec les historiens et certains littéraires.
« Insaisissable Daniel Fabre », comme le décrit l’éditeur Pierre Nora, qui attendit plus de vingt-cinq ans le livre aujourd’hui publié. Daniel Fabre n’est pourtant pas un procrastinateur classique… L’article était son format d’écriture. Le livre, dans sa clôture, ne lui convenait pas. Le foisonnement de ses idées, ses raisonnements en forme de détours, son style savant fait d’érudition, de lenteurs calculées et de courts-circuits intellectuels, sa disponibilité d’esprit aux coïncidences, aux hasards objectifs, aux rapprochements inaperçus… tout conspire chez lui à ne pas conclure. C’est ainsi qu’une pensée profondément originale et singulière, ayant essaimé dans de nombreux séminaires et discussions, est restée méconnue du grand public, faute d’avoir fait « œuvre » dans des livres, jamais achevés.
Parmi les fils rouges de ses intérêts, il participa à l’histoire de la discipline ethnologique, et plus largement à ce qu’il appelait la « pulsion ethnographique », établissant une typologie des régimes de connaissance de l’altérité, que l’Autre soit le sauvage, le proscrit ou le pauvre. Dans cet arc-en-ciel des curiosités, le geste folkloriste pré-ethnologique surgit à l’âge romantique comme un savoir « crépusculaire » attentif à sauver les us et coutumes inéluctablement promis à l’engloutissement ; ces objets, « monuments » du XIXe siècle, seront métamorphosés par la « révolution patrimoniale » en une forme de sacré à laquelle s’attachent progressivement les populations, comme le montrent ces « émotions patrimoniales » – terme forgé par Daniel Fabre – qui enclenchent, à partir des années 1970-1980, un processus d’identification mémorielle et sociale de longue portée dont l’incendie de Notre-Dame de Paris a récemment témoigné.
L’« amour des commencements [2]» qui marque sa vie et son œuvre se retrouve dans Passer à l’âge d’homme puisqu’il y est question des façonnements, des apprentissages de l’enfance qui, dans les sociétés européennes, sont des seuils invisibles, non sanctionnés par des rites spectaculaires comme ils le sont dans d’autres sociétés dites « à initiation ». Et pourtant, initiation il y a : de même que, comme l’a montré Yvonne Verdier [3], ethnologue et amie de Daniel Fabre, le passage des jeunes filles chez la couturière « fait » la femme, préparant son trousseau, maniant l’aiguille et méditant sur les changements intimes de son corps que les vêtements doivent épouser, de même, il faut « faire les hommes ». L’apprentissage de la virilité se négocie, à l’orée d’un triangle de frontières dont l’exploration transgressive constitue l’épreuve : frontière entre les hommes et les femmes chahutée, par exemple lors des carnavals, par l’émergence de la figure du « garçon enceint », ayant capté le pouvoir de reproduction des femmes ; frontière entre les vivants et les morts à travers la fréquentation assidue des cimetières par les jeunes jouant aux revenants ; enfin, la frontière entre le sauvage et le domestique par des mises en scène festives d’ensauvagement – la fête de l’ours dans les Pyrénées – ou, plus modestement, les jeux aux confins des territoires habités, dans la forêt, les bois, la lande où les jeunes garçons dénichent les oiseaux.
Cette « voie des oiseaux » mise en exergue par Daniel Fabre est documentée par un riche système symbolique, qui l’associe à la conquête de la masculinité (c’est pourquoi les filles ne doivent pas siffler). Elle constitue une voie initiatique opposée et en même temps symétrique de la voie pédagogique, le chemin de l’école, celui de la lecture et de l’écriture. Ainsi, l’initiation est l’autre de la pédagogie : l’une, secrète, brutale et transgressive ; l’autre, explicitée, progressive et instituée. Si les initiations réussies sont généralement invisibles, les ratages peuvent être exemplaires. Deux cas sont examinés dont l’un constitue une relecture particulièrement brillante d’un dossier déjà examiné par Michel Foucault : celui de Pierre Rivière, matricide ayant tué ses frères et sœurs. Là où Foucault exalte une figure de la déviance révoltée, un « Lorenzaccio paysan » comme le résume Fabre, ce dernier montre les effets d’un passage inaccompli vers la masculinité, le garçon restant à jamais un oiseleur. Sous la plume de Daniel Fabre, il est un héros tragique de la conformité nourrissant une « conscience aigüe, jusqu’à la douleur, de l’ordre perdu des coutumes » qu’il aura voulu rétablir par son crime.
L’imagination savante de Daniel Fabre voit dans la chirurgie de la petite enfance (opération des amygdales, de l’appendicite) qui se popularise dès la fin du XIXe siècle un autre passage à l’âge d’homme saisi dans un nouveau contexte historique. Cette hypothèse est documentée par de nombreux récits d’enfance dont la forme narrative est essentielle, puisqu’elle constitue l’écriture rétrospective comme lieu d’élucidation de l’invisible initiation, à la fois pour le scripteur et pour l’ethnologue : une « deuxième empreinte » qui, après avoir marqué les corps (par les égratignures des arbres ou l’ablation des amygdales), marquerait également les esprits en dévoilant ce qui était alors en jeu. Cette sensibilité à la littérature traverse toute l’œuvre de Daniel Fabre, lecteur compulsif, attentif aux intuitions, rapprochements et relations que récits et fictions de toutes sortes surent lui inspirer. Un deuxième volume chez le même éditeur devrait d’ailleurs être consacré à cet autre massif des curiosités fabriennes : une anthropologie de la littérature s’inscrivant dans une vaste réflexion sur les transferts du sacré dans les sociétés sécularisées contemporaines.
-
Adell, Nicolas, Agnès Fine & Claudine Vassas, « “Un chantier infini” : préambule à Passer à l’âge d’homme de Daniel Fabre », in Bérose – Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, 2020.
-
Pour reprendre le titre d’un livre de Jean-Bertrand Pontalis, L’amour des commencements (Gallimard, 1986).
-
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Gallimard, 1979.