Important pan de la culture populaire, naviguant entre presse et livre, médium original et novateur, en un siècle la bande dessinée a acquis ses lettres de noblesse et s’est élevée au rang de neuvième art. Genre à part entière, aux confluents des arts plastiques et de la littérature, elle porte le marché de l’édition, s’attaque à celui de l’art et investit l’université : n’ayant longtemps suscité que des analyses sémiologiques ou sociologiques, elle convoque désormais de nombreuses disciplines qui s’entremêlent dans son approche. Dépassant l’histoire de l’art, elle cherche également à écrire sa propre histoire, à s’inscrire dans une mise en perspective aux résonances encyclopédiques et à se donner une culture commune. Plusieurs ouvrages publiés ces dernières années témoignent de ce mouvement.
Benoît Peeters, 3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l’histoire de la bande dessinée. Le Courrier du livre, 160 p., 21,90 €
Thierry Groensteen, La bande dessinée et le temps. Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Iconotextes », 160 p., 25 €
Thierry Groensteen (dir.), Le Bouquin de la bande dessinée. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 928 p., 30 €
Thierry Groensteen, Une vie dans les cases. PLG, coll. « Mémoire vive », 235 p., 15 €
Frédéric Chauvaud, Une si douce accoutumance. La dépendance aux bulles, cases et bandes dessinées. Le Manuscrit, coll. « Addictions » », 276 p., 25,90 €
En 1967, René Goscinny écrivait : « Si nos adversaires ne nous inquiètent pas trop, il faut avouer que certains de nos amis nous font un peu peur. Nous, auteurs de bande dessinée, ne sommes jamais des exégètes. L’analyse de nos œuvres nous plonge tour à tour dans la stupéfaction, l’hilarité, et même parfois, la colère. Dans la confusion, aussi, et je pense à tel de mes confrères que l’on félicitait pour le trait hésitant d’un de ses dessins, en y voyant je ne sais plus quelles intentions métaphysiques, alors que lui se souvenait parfaitement de la magistrale gueule de bois qui avait momentanément perturbé sa maîtrise habituelle. »
À l’époque, la littérature sur la bande dessinée était pauvre et se concentrait dans des fanzines édités par des cercles de passionnés, augmentés de quelques exceptionnels ouvrages précurseurs ou de rares travaux universitaires en sémiologie ou en sociologie. Cinquante ans plus tard, la donne a changé. L’analyse, l’exégèse et la fortune critique de la bande dessinée sont devenues des phénomènes à part entière. On ne compte plus les bibliographies, monographies, guides, dictionnaires ou encyclopédies publiés pour outiller les chercheurs dans leur travail et orienter les amateurs dans leur passion.
Dans les années 1980, la parution de l’Histoire mondiale de la bande dessinée sous la direction de Claude Moliterni (éd. Pierre Horay) a fait date. Jack Lang, ministre de la Culture, signait la préface de la seconde édition (1989) de cet imposant pavé. Plusieurs ouvrages accordent au neuvième art une reconnaissance définitive et une légitimité incontestable. Le Dictionnaire mondial de la BD de Patrick Gaumer (Larousse, 2010) a connu quatre éditions depuis celle de 1994 cosignée avec Claude Moliterni. Avec plus de 1 000 pages et près de 2 300 articles illustrés, il constitue une mine d’informations et de références. L’art de la bande dessinée, sous la direction de Pascal Ory, Laurent Martin, Jean-Pierre Mercier et Sylvain Venayre (Citadelles & Mazenod, 2012), participe également, par son approche socio-historique internationale, à la construction de la cartographie et de l’histoire en devenir de la bande dessinée. Sur Internet, sous la houlette de Didier Pasamonik, le site ActuaBD écrit depuis vingt-cinq ans l’histoire de la bande dessinée au quotidien.
Benoît Peeters est l’un de ceux sur lesquels on peut compter pour construire cette histoire, une histoire qu’il souhaite « décloisonnée ». Il vient de publier un beau livre illustré, 3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l’histoire de la bande dessinée. Théoricien et critique, son apport à l’exégèse d’Hergé est fondamental. Auteur de plusieurs essais, il connait aussi le métier de l’intérieur comme scénariste, grâce à sa longue complicité avec François Schuiten (Les cités obscures, Casterman). Son travail, sans cesse remis sur le métier, sur ce récit en évolution permanente, se devine dans les différentes conférences qu’il a données ces dernières années sur ce sujet aux multiples visages et aux formes variées [1]. Benoît Peeters se présente comme « un enquêteur interrogeant les définitions étroites d’un médium dont la pluralité des dénominations (BD, roman graphique, comic strip, manga, ou encore neuvième art) dit bien la difficulté à le circonscrire ». Il se dit « favorable à une définition poreuse » de la bande dessinée, un art « fondamentalement hybride, oscillant depuis le XIXe siècle entre l’univers de la presse et celui du livre, entre public jeunesse et lectorat adulte ». Benoît Peeters propose une cartographie de la bande dessinée qui « se caractérise par la perméabilité de ses frontières – qu’elles soient formelles ou disciplinaires ».
Qui voudra raconter le neuvième art devra aussi se plonger dans les travaux de l’historien et théoricien de la bande dessinée Thierry Groensteen. Comme directeur des Cahiers de la bande dessinée et spécialiste du sujet pour Le Monde dans les années 1980, par son travail de directeur du musée d’Angoulême, d’auteur, d’éditeur, de commissaire d’expositions, de chargé d’enseignement et de conférencier, mais également à travers des missions institutionnelles, Thierry Groensteen a largement contribué au développement de la théorisation et de la légitimation de la bande dessinée. Auteur de nombreux essais et directeur de plusieurs publications collectives, on lui doit notamment deux ouvrages indispensables pour apprendre et comprendre son histoire, Un objet culturel non identifié (éd. de l’An 2, 2006) et La bande dessinée au tournant (Les Impressions nouvelles, 2017), dans lesquels il dresse un portrait documenté du médium, de ses origines, de son évolution et de sa « quête d’avenir ».
Thierry Groensteen a également grandement contribué à élaborer une théorie de la bande dessinée. Le troisième volet du désormais classique Système de la bande dessinée, intitulé La bande dessinée et le temps vient compléter les deux premiers volumes parus aux Presses universitaires de France : Système de la bande dessinée (1999) et Bande dessinée et narration (2011). Après avoir montré « les fondements et les grandes articulations du système, son architecture et sa dynamique propres » et analysé « la manière dont découpage et mise en page, deux opérations indissociables, contribuent ensemble à la production du sens », l’auteur s’attache dans le deuxième volume à décrire les différents espaces et usages du médium, à mettre au jour et à questionner les évolutions modernes de la bande dessinée. Le troisième volume, « en interrogeant le rapport du neuvième art à la temporalité, depuis le temps bref d’une action physique jusqu’au temps long de l’histoire », démontre « combien la représentation du temps est centrale dans les littératures en images ». Les trois volumes de Système de la bande dessinée proposent ainsi une réflexion sur la nature même du médium, démontrant que le système ainsi constitué relève autant de l’esthétique que de la sémiologie.
Dans Une vie dans les cases (PLG, 2021), un ouvrage touchant, au ton alerte et personnel, riche en anecdotes, Thierry Groensteen revient sur son parcours dans le monde de la bande dessinée et raconte « le processus qui a conduit à sa reconnaissance comme objet culturel et comme art ». L’une des récentes pierres à l’édifice a aussi été posée avec Le Bouquin de la bande dessinée (Robert Laffont, 2020). Thierry Groensteen a dirigé ce Dictionnaire esthétique et thématique réunissant une cinquantaine de contributeurs et a écrit lui-même environ 40 % de l’ouvrage. « Je l’ai fait avec bonheur », nous explique-t-il : « Quand je connaissais bien le sujet, cela m’obligeait à un utile effort de synthèse ; quand je le connaissais peu, cela me conduisait à approfondir mes recherches et à apprendre des choses. » Ce copieux volume aborde le sujet comme art, comme langage, comme littérature et comme culture. Un certain nombre d’entrées témoignent également d’une nouvelle ambition : « esquisser les contours d’une poétique de la bande dessinée ». Pour Thierry Groensteen, il reste enfin un autre défi à relever : « la constitution d’une culture partagée du neuvième art ». En effet, « reconnue et désormais légitimée comme art graphique et comme littérature, il ne manque sans doute plus à la bande dessinée que de devenir véritablement un objet culturel partagé, d’implanter dans le public une mémoire qui lui soit propre, un socle de connaissances et de références communes ».
Dans Une si douce accoutumance (Le Manuscrit, 2020), Frédéric Chauvaud, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers, ne s’y est pas trompé, qui voit en Thierry Groensteen « sans doute le meilleur spécialiste de la BD », aux côtés de Francis Lacassin, Pascal Ory, Benoît Peeters ou Thierry Smolderen… Nous pourrions citer également les précurseurs Pierre Couperie, Henri Filippini, Yves Frémion, Pierre Fresnault-Deruelle ou Claude Moliterni, ainsi que quelques auteurs d’importance comme Jan Baetens, Sylvain Lesage, Philippe Marion ou Harry Morgan, et bien sûr certains spécialistes des États-Unis ou d’ailleurs. Selon Frédéric Chauvaud, ils « ont été et sont d’insatiables artisans et acteurs des univers bédéistes, fournisseurs d’analyses critiques, mais bienveillantes, de réflexions passionnées ou encore de monographies habiles et renseignées, animés d’une même ferveur qu’il font partager ». Dans ce livre teinté d’humour, original et décalé, Frédéric Chauvaud organise un va-et-vient permanent entre les œuvres et leurs récepteurs pour se pencher sur les liens entre bande dessinée et addictions : ferveur pour l’immense diversité des univers de papier et plaisir – voire boulimie – des auteurs ou des lecteurs ; place des produits psychoactifs et des comportements addictifs dans la bande dessinée ; et enfin ressorts de l’addiction à la bande dessinée, « c’est-à-dire les mécanismes ou les dispositifs de la passion dévorante et de la possession ». La description de « la fièvre bédéiste » devrait mettre la puce à l’oreille de certains collectionneurs compulsifs victimes de cette « addiction sans substance ».
« Longtemps l’intellectualisation de la BD s’est faite en marge des circuits académiques », rappelle Olivier Van Vaerenbergh, ancien rédacteur en chef du Journal de Spirou, dans Le Vif du 16 septembre 2021. Le journaliste estime que l’année 2020 constitue « celle de la définitive légitimation de la bande dessinée en tant qu’art complet et unique », rappelant la « Sainte Trinité de la reconnaissance » : institutions publiques, marché de l’art et recherche académique. Longtemps frileuse, voire méprisante, l’université a largement ouvert ses portes à la bande dessinée depuis la fin du siècle dernier. Parmi la trentaine de centres universitaires rapidement recensés de par le monde, le Groupe de recherche sur l’image et le texte (GRIT) de l’université catholique de Louvain (1997), dirigé par Jean-Louis Tilleuil, le Groupe de recherche en bande dessinée ACME (son nom fait référence au projet Acme Novelty Library de Chris Ware) sis à l’université de Liège (2008), sous la présidence de Fabrice Preyat, ou le Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD) de l’université de Lausanne (2014), conduit par un comité, ont déjà une belle histoire derrière eux. Interrogé par Le Vif, Erwin Dejasse, membre et fondateur d’ACME, souligne que « la recherche universitaire doit vraiment faire entendre sa voix dans les discours sur la bande dessinée », même s’il admet que c’est la promesse « de livres souvent complexes à lire, dépourvus d’une iconographie digne de ce nom, un comble pour des recherches axées sur l’image ! ». Et de dénoncer « l’impérialisme verbal » : « il faut que ce soit un peu chiant, un peu rébarbatif, avec un niveau de langage un peu excluant et un aspect graphique, plastique, très peu présent ».
La recherche s’est organisée et se tourne vers l’avenir. Fondé en 2015, le collectif La Brèche. Jeune recherche en bande dessinée, devenu association en 2017, a été créé pour rassembler et faciliter les échanges entre chercheurs francophones travaillant sur la bande dessinée. Une nouvelle génération est à la manœuvre, largement féminisée ; elle s’intéresse par exemple à la mise en image de la recherche scientifique ou à la bande dessinée numérique. Bientôt cinquante après la publication de « La constitution du champ de la bande dessinée », l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski (Actes de la recherche en sciences sociales, n° 1, janvier 1975), le champ de la bande dessinée est maintenant fermement constitué, même s’il se situe aux frontières mouvantes d’une interdisciplinarité qui en est l’un des fondements.
Dans les années 1970, Luc Boltanski observait les changements induits par « la constitution d’une culture spécifique, d’un champ relativement autonome ». Il décrivait avec clairvoyance « la mise en place d’un appareil – de production, de reproduction et de célébration » accompagnant les transformations du champ sur le modèle des champs de la culture savante. Il étudiait « la polarisation », « la quasi-institutionnalisation » et « la canonisation » de la bande dessinée… Quarante-cinq ans plus tard, en France, le ministre de la Culture a déclaré 2020 « Année nationale de la bande dessinée », une célébration prolongée jusqu’en juin 2021 pour cause de crise sanitaire.
Malgré cette pleine reconnaissance institutionnelle, admettons avec Benoît Peeters que nous sommes face à un « âge d’or en trompe-l’œil » (« La BD toujours en mal de reconnaissance », France Culture, 6 novembre 2020). Le poids économique et culturel de la bande dessinée masque en effet un écosystème encore fragile. Le manque de reconnaissance de la spécificité de ses métiers par les éditeurs et les pouvoirs publics enracine un grand nombre d’auteurs dans la précarité. La dimension professionnelle n’est pas reconnue. Pourtant, au-delà de la création, la bande dessinée est un artisanat, un « artisanat furieux », souligne Benoît Peeters, citant Pierre-Michel Menger, sociologue du travail créateur. Souvent marquée par la nostalgie et le conservatisme, la bande dessinée est aujourd’hui plus riche, foisonnante, diverse et vivante que jamais. La constitution de son histoire devra peut-être attendre cette dernière part de reconnaissance et la création de la culture commune que Thierry Groensteen appelle de ses vœux.