Le projet est aussi fou que génial. Il est d’ores et déjà à ranger aux côtés d’inventions littéraires aussi fécondes et fortes que le post-exotisme d’Antoine Volodine ou le Cycle des contrées de Jacques Abeille. L’épais roman de Julien Boutonnier (plus de 700 pages) se donne en grande partie pour un faux traité scientifique, pour un ouvrage qui tend à présenter cette science, ou crypto-science, qu’est l’ostéonirismologie.
Julien Boutonnier, Les os rêvent. Dernier Télégramme, 736 p., 32 €
Celle-ci repose sur l’idée que les os rêvent et qu’en rêvant ils produisent le réel, que les rêves des os peuvent s’étudier et que cela constitue précisément la tâche de l’ostéonirismologie. C’est donc d’une science imaginaire qu’il s’agit, une science que Julien Boutonnier explore sous tous ses angles : théorie, concepts, organisation en institutions, histoire, techniques, etc. Si la pataphysique est la science des solutions imaginaires, l’ostéonirismologie en est peut-être la fille la plus douée et la plus extravagante.
À mi-chemin du roman (« narration ostéonirismologique de type Pānini » est le sous-titre du livre) et du traité scientifique, Les os rêvent raconte les efforts consentis par le personnage, Giacomo Palestrina, pour étudier un rêve particulier, c’est-à-dire identifier son « os matriciel » et son « réel concordant ». Précisons ici que l’intense plaisir ressenti à la lecture du livre provient en grande partie du lexique spécialisé et des notions étranges qui y sont sollicités. Le glossaire donné en annexe est à ce titre un condensé poétique du livre, de son jargon jubilatoire, valable en lui-même mais qu’il vaut mieux toutefois appuyer sur la lecture de l’ouvrage. Qu’on en juge par quelques-unes de ses entrées : « esmerveil », « univers d’un effleurement », « anatomies imputrescibles », « matière silencieuse », « bibliothèques spectrales », « seuil de congruence », « corteggiamento », « crise graphique », « eau de blanc de page », « molécule poématique », « formations mélancoliques », « tissu ontologique général ».
La charge poétique de ces termes est évidente, mais c’est aussi la façon qu’a Julien Boutonnier de les utiliser et de les renvoyer en permanence les uns aux autres qui favorise la rêverie chez le lecteur, voire qui provoque un léger vertige intellectuel. Si ces notions sont fictives, si ces concepts relèvent à proprement parler d’une science-fiction, leur tissage est, en effet, si serré et tenu que leur effet de vérité, au moins dans le système élaboré auquel on consent par le pacte romanesque, en devient troublant. Chaque facette de ce miroir infini ne renvoie qu’à ce pacte et au mystère qu’il construit, mais pourtant il fait mouche pour nous faire rêver, justement. Disons que le système ostéonirismologique fonctionne en vase clos mais qu’il fait résonner singulièrement l’imagination du lecteur.
Certes, l’ostéonirismologie est fondée sur un axiome fou (les os rêvent et le réel trouve là sa matrice) mais la logique qu’elle déploie pour en tirer les conséquences est implacable. Surtout, les implications métaphysiques et, disons, borgeso-kafkaïennes que contient un semblable projet totalisant et obsessionnel sont vertigineuses. On songera par exemple, chez Borges, à la quête de l’Aleph résolutoire, ou, chez Kafka, à celle de l’Odradek (la bobine de fils entremêlés trouvera ici un écho dans une « bobine d’écriture »), mais encore, chez le premier, à la place de la bibliothèque comme revers plus réel du réel ou, chez le second, à la folie que suppose l’approche de la vérité. Inventer une science des rêves des os, un monde où les rêves des os sont au fondement du réel, c’est opérer un renversement qui fait du poétique la loi des choses, et du merveilleux, en quelque sorte, la chair littérale du monde. Car la lettre, la nature scripturale ou graphique de cet onirisme des os, est ce qui permet de l’inscrire aussi bien dans le réel que dans l’univers poétique que nous découvrons. C’est en effet littéralement et par la lettre que le rêve des os s’incarne. La lettre y mène une existence propre, autonome et auto-érotique, comme si la typographie y était une branche du vivant. Le livre comporte d’ailleurs quelques planches de pure poésie visuelle lettriste, nuages de lettres et signes de ponctuation entrecroisés qui sont autant de mandalas pour la méditation ostéonirismologique.
Or, ce qui rend cette rêverie, dont le livre est la poursuite effrénée, étrangement efficiente, c’est bien, paradoxalement, son caractère absurde, à cause de l’immense échafaudage théorique qui est nécessaire pour en soutenir la valeur heuristique. De ce point de vue, Les os rêvent est d’une parfaite drôlerie. Le comique y provient du contraste entre la minceur de l’argument, l’aspect farfelu de la thèse initiale, et l’apparence didactique du discours, l’armada de notions, la complexité extrême et presque baroque des processus en jeu, la consignation méticuleuse de tous les procédés techniques et protocoles divers qui président au recueil, au convoyage, à l’étude et à la conservation des rêves. Il faut parer pour leur observation à tout un tas de questions pratiques, depuis leur arrimage sur terre jusqu’à leur archivage, et cela nécessite rien de moins qu’une organisation mondiale, des instances et des institutions présentes sur tous les continents, bref toute l’ingéniosité d’une sorte d’humanité seconde, secrète et ésotérique ― celle des ostéonirismologues passionnés ― qui est à la tâche depuis la plus haute antiquité afin d’accumuler un savoir colossal sur cet onirisme des os. La production éditoriale référencée dans les notes de bas de page donne un aperçu de ce savoir accumulé et offre au livre une sorte de double fond en lui ajoutant une dimension exégétique.
La science ostéonirismologique est ainsi une sorte d’agrégat ou plutôt de syncrétisme de diverses sciences et techniques développées par l’humanité en ses multiples civilisations. Elle mêle allègrement (par exemple) la linguistique et la biologie, tout autant qu’elle mobilise des savoirs ancestraux appartenant à diverses traditions, comme si le chamanisme sibérien et la kabbale hébraïque pouvaient collaborer à ce but commun de l’humanité : comprendre les rêves des os. Les comprendre ou plutôt comprendre comment ils se réalisent, car ici les rêves n’ont pas une réalité uniquement psychique et séparée du monde matériel. Ils sont d’abord un phénomène physique. Ils ont un corps, certes plutôt nébuleux mais néanmoins doté de dimensions spatiales ; ils ont une matière répondant à des lois (chimico-poétiques) ; ils ont aussi des effets physiologiques spectaculaires sur celui qui les étudie : la scène du vidage du corps de Palestrina colonisé par le rêve dont il a la charge vaut son pesant de burlesque gore.
En fait, les rêves ne sont pas vraiment abordés ici par leur contenu visuel ou mental, comme on le fait habituellement, mais plutôt par la charge matérielle qu’ils déplacent. Plus exactement, tout se passe comme si le rêve se manifestait d’abord dans l’énergie déployée pour l’appréhender, comme si la quantification, les nomenclatures, la manie classificatrice et toute la méthodologie mise en œuvre faisaient écran et miroir à sa réalité incertaine. Les rêves valent d’abord par la masse d’efforts qu’ils exigent de celui qui les interprète et c’est ainsi qu’ils prennent réalité dans le monde. Se développe une sorte de symétrie ou de renversement entre l’onirisme et tout le processus de rationalisation humain qui est censé en rendre compte : plus le rêve échappe à sa caractérisation en tant qu’objet de pensée et plus il s’incarne matériellement, et plus également il se manifeste dans le système élaboré pour l’appréhender qui est devenu comme fou, onirique à son tour, malgré sa façade technique et scientifique.
En définitive, on peut se demander si l’ostéonirismologie n’est pas la métaphore de la folie qu’il y a dans la connaissance. Du caractère intrinsèquement délirant du savoir. Pourquoi se perdre en recherches tellement pointues pour un fait aussi minime, fugace et dérisoire que la détermination de l’os à l’origine d’une réalité elle-même parcellaire ? Mais il y a ceci : autant le coût nécessaire paraît démesuré, le sacrifice demandé exorbitant et vain, autant et dans la même proportion la rétribution et la grâce obtenue sont malgré tout au bout de l’effort et comme présentes dans l’énergie déployée. C’est celle-ci qui, en quelque sorte, stagne et vibre dans le réel et y révèle la présence réelle du rêve. Puisque l’onirisme ostéologique se sera, en fin de compte, manifesté dans les infrastructures pharaoniques et l’accumulation de savoirs gigantesque mises à son service. Puisque le rêve des os se sera incarné effectivement dans la forme du livre écrit pour le rêver. Puisque la poésie est cette faculté qui consiste à créer la vérité du mystère dont on s’approche. Et puisque le merveilleux est indéniablement là, quand bien même il ne se montrerait que dans l’espérance et dans l’attention qu’on lui porte.