Ukraine
Placée sous le patronage du poète Vasyl Stus (« À l’Est, à l’Est, à l’Est, à l’Est »), l’Anthologie du Donbas établie par Iryna Dmytrychyn a paru en France en 2018, quatre ans après le début de la guerre du Donbas, dans la collection « Présence ukrainienne ». Lecture et entretien avec son architecte et co-traductrice.
Anthologie du Donbas. Établie par Iryna Dmytrychyn. Préface de Volodymyr Yermolenko. Trad. par Iryna Dmytrychyn et Marta Starinska. L’Harmattan, coll. « Présence ukrainienne », 176 p., 19 €
Cette collection, créée en 2001 par Iryna Dmytrychyn et Iaroslav Lebedynsky, a pour vocation de faire connaitre l’histoire et la littérature de l’Ukraine, presque ignorées en Europe. Aucun éditeur n’était malheureusement intéressé par ce projet, mené par ces deux enseignants de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) qui avaient à cœur de donner une orientation à la fois historique, littéraire et poétique à cette collection. Les éditions L’Harmattan ont accepté d’accueillir cette nouvelle collection qui a permis aux lecteurs français de découvrir des textes depuis longtemps inaccessibles. Ainsi, depuis le XIXe siècle, il n’existait plus d’édition disponible du livre de Guillaume Le Vasseur de Beauplan, Description d’Ukranie (1661), dans lequel est dépeint ce territoire que l’on nomme pour la première fois « Ukraine » et qui est ainsi introduit dans le monde occidental. Ce texte est un des premiers publiés dans la collection « Présence ukrainienne ».
La collection publie des textes de spécialistes, des actes de colloques (La grande famine en Ukraine. Holodomor. Connaissance et reconnaissance, en 2017, sous la direction d’Iryna Dmytrychyn, ou encore La Seconde Guerre mondiale dans le discours politique russe, sous la direction de Galia Ackerman et Stéphane Courtois, en 2016), mais aussi des témoignages (Raconte la vie heureuse… Souvenirs d’une survivante de la Grande Famine en Ukraine, d’Anastassia Lyssyvets, Sous le ciel du Donbas, de Léra Bourlakova), des récits de voyage (Voyage en Crimée en 1786, de Charles-Gilbert Romme, paru en 2016) ou encore des textes de fiction, comme le Journal d’un fou ukrainien, roman de la poétesse Lina Kostenko. La grande richesse du catalogue témoigne des intérêts poétiques et historiques des deux directeurs de la collection et de leur engagement inlassable, malgré les difficultés éditoriales pour rendre visible l’Ukraine dans le paysage littéraire et scientifique français.
Nous évoquons aujourd’hui un volume paru en 2018, Anthologie du Donbas, et nous nous consacrerons dans les semaines qui viennent à d’autres livres de cette collection qu’il nous semble indispensable de faire connaître au plus grand nombre de lecteurs. L’objectif de l’Anthologie du Donbas, d’après la préface de Volodymyr Yermolenko, est qu’on puisse lire des auteurs nés dans cet espace de l’Est, cet « est sauvage » qui a toujours été un « aimant pour l’imagination », et qu’émerge une « voix de la littérature sur le Donbas ». C’est à la douleur que nous sommes avant tout sensibles, encore davantage depuis le 24 février 2022 et le début de l’invasion de l’Ukraine, douleur que Volodymyr Yermolenko met en avant dans la naissance même de cette littérature qui est un « moyen désespéré d’attirer l’attention sur cette douleur qui l’a créée ».
Neuf auteurs sont réunis dans cette anthologie, tous liés d’une manière ou d’une autre au Donbas. Rassemblant poésie, récit, témoignage aussi, comme celui d’Olena Stepova qui lutte contre les accusations permanentes de mensonge : « J’ai toujours redouté d’écrire sur la guerre. Dès que tu prononces le mot “guerre”, “on nous a bombardés”, immédiatement ce sont des attaques sauvages de la part de citoyens russes : “tu es bidon”, “une invention pour que tout le monde croie que la Russie est un agresseur”, “tu es un héros imaginaire” », l’Anthologie du Donbas semble aujourd’hui cruellement nécessaire. Elle met en lumière la guerre vécue depuis bientôt dix ans dans l’est de l’Ukraine et nous aide à mieux percevoir des réalités ukrainiennes auxquelles l’actualité nous ramène de manière effroyable.
Iryna Dmytrychyn, à l’origine de cette collection, et qui a traduit avec Marta Starinska et dirigé l’Anthologie du Donbas, historienne et traductrice, maîtresse de conférences à l’Inalco, a accepté de répondre à nos questions.
L’Anthologie du Donbas regroupe des textes de natures différentes. Elle a paru en 2018 aux éditions L’Harmattan, afin de dresser un « portrait littéraire de cette région ». Quand et pourquoi avez-vous décidé d’entreprendre ce travail ?
Depuis 2014, le Donbas était plus au moins sur le devant de la scène internationale, en raison de la guerre. On a suivi les combats, l’occupation du Donbas, la destruction du MH-117 de la Malaysia Airlines, le déplacement des populations. Il m’a semblé important de parler de cette région, non par le biais de la guerre, mais par celui de la littérature.
Presque tous les auteurs sont originaires du Donbas. Comment les avez-vous choisis ?
Il fallait donner la parole aux auteurs originaires de la région, qui se sont exprimés sur le conflit, la perte du foyer, le déplacement subi, l’installation dans un nouveau lieu, les yeux toujours rivés sur leur Donbas, où ils ont laissé leur cœur. Nous étions fin 2017, début 2018, pas mal d’œuvres avaient été publiées – livres ou revues. Le corpus était donc relativement facile à constituer, car on disposait déjà des œuvres poétiques et des textes en prose. Le vaste choix concernait les auteurs connus et moins connus, avec chacun son style et ses sujets. Ceux qui ont fui Donetsk comme Volodymyr Rafeenko et Olena Stiajkina, Makiïvka comme Oleksy Tchoupa, ou Louhansk comme Luba Yakymtchouk. J’y ai ajouté aussi les billets publiés sur les réseaux sociaux par Olena Stepova, qui avaient l’avantage de l’immédiateté, venant d’une plume plutôt de circonstance que de l’écrivaine de métier. Il y a aussi Serhiy Jadan : il n’a pas directement vécu la guerre, puisqu’il avait déjà quitté sa région natale mais ses parents y habitaient toujours. S’y sont joints les poèmes de la cinéaste Iryna Tsilyk qui a vécu cette guerre à travers l’absence de son mari et qui a relaté l’attente angoissante des nouvelles du front. Cette expérience m’a paru représentative de ce qu’ont vécu des centaines d’épouses ou de compagnes, en essayant de maintenir le lien avec leurs hommes et d’assurer le quotidien avec les enfants. Kateryna Babkina exprime plutôt le regard extérieur, alors que la prose d’Irène Rozdoboudko, originaire de Donetsk mais établie depuis longtemps à Kyiv, est déjà enfoncée dans les profondeurs de la guerre. Autant de profils qui permettaient de composer une mosaïque littéraire de la région. Enfin, l’exergue est un extrait d’un poème de Vasyl Stus, poète ukrainien lié à cette région et victime de la répression soviétique, mort dans les camps en 1985.
On parle parfois du Donbas comme d’un « Far East ». Pourriez-vous expliquer cette comparaison ?
On travaille depuis peu en Ukraine sur la notion des terres des confins, des frontières, celles qui ont vu se développer la civilisation cosaque. Vivre en marge suppose une indépendance et une auto-organisation, une capacité de vivre face à cette immensité steppique, sans limite et sans protection, ne compter que sur soi, savoir se défendre et être prêt à le faire. Cela forge des traits de caractère particuliers dont l’origine est la volonté de la liberté. Il s’agit d’espaces jouxtant les terres sauvages, entre le royaume de Pologne-Lituanie et les possessions ottomanes, les actuels Est et Sud-Est de l’Ukraine qui, outre la cosaquerie, ont aussi été, plus près de nous, témoins du phénomène anarchiste, avec Nestor Makhno.
Vous êtes traductrice, essayiste, vous enseignez à l’Inalco. En quoi votre intérêt pour la littérature ukrainienne complète-t-il votre travail d’essayiste et d’analyste ?
C’est un tout. La littérature est une autre facette, qui complète l’image de l’Ukraine et qui constitue une voix par laquelle elle peut s’exprimer. J’ai été frappée dans les années 1990 par la quasi-absence de la littérature ukrainienne dans le paysage littéraire français. La première anthologie que j’ai faite était déjà une tentative de faire découvrir l’Ukraine : L’Ukraine vue par les écrivains ukrainiens (L’Harmattan, 2006), où j’ai réuni des textes reflétant soit un épisode de l’histoire ukrainienne, soit un trait de caractère, soit une description de paysage, etc. Les autres projets (Maroussia, Le voyage de monsieur Herriot) étaient avant tout des tentatives de combler les lacunes. Les différentes traductions d’auteurs contemporains m’ont fait découvrir le lien particulier qui s’établit entre l’auteur et le traducteur par l’intermédiaire d’une œuvre et j’en suis infiniment reconnaissante aux auteurs, mais aussi aux éditeurs.
Apprend-on davantage ou autrement sur l’Histoire grâce à la littérature ?
Oui, tout en sachant bien faire la différence entre un livre d’histoire où l’auteur s’en tient aux faits et une œuvre littéraire où l’auteur a tous les droits. La littérature, par le regard ou l’intention de l’auteur, peut éclairer, mais elle ne remplace pas le travail de l’historien. Cependant, ce regard par sa charge émotionnelle ou le talent de l’auteur peut être d’une puissance telle qu’il fasse davantage pour faire découvrir l’histoire que le travail proprement dit d’un historien. Pour la dénonciation des crimes staliniens, dont la Grande Famine, Tout passe de Vassili Grossman est un parfait exemple.
Dans la préface, on peut lire : « La littérature naît souvent d’un accès de douleur, mais alors elle est un moyen désespéré d’attirer l’attention sur cette douleur qui l’a créée. » La littérature peut-elle être le moyen de sortir de ce prolongement de l’obscurité du XXe siècle, mentionné dans la préface, que représentent la guerre du Donbas et aujourd’hui la guerre étendue à toute l’Ukraine ?
En voyant ce qui se passe, on oscille entre la douleur, l’admiration et la colère. L’ordre des mots change, mais l’immense douleur est ce qui caractérise en premier lieu les sentiments aujourd’hui et probablement pour longtemps encore. Elle se transforme déjà en poésie, elle donnera sans doute aussi des œuvres en prose. Les guerres ont souvent donné naissance à de nouvelles étapes dans la création artistique, qu’il s’agisse de la nouvelle génération d’écrivains après la Première Guerre mondiale ou du cinéma réaliste après la Seconde Guerre. Si l’on peut se demander si la littérature peut sauver, il est certain que l’écriture est nécessaire, aussi bien pour celui qui écrit que pour celui qui lit, aujourd’hui ou plus tard.
En quoi est-ce un livre sur l’Ukraine plus que sur le Donbas ?
Il s’agit d’un livre sur le Donbas en tant que partie intégrante de l’Ukraine : les auteurs ne le voient pas autrement. Les derniers événements ont démontré à quel point ce qui s’y déroulait concerne l’ensemble du pays. La plupart des auteurs sont en train de revivre les horreurs de la guerre. Pour Volodymyr Rafeenko, c’est un double exil : installé dans les environs de Kyiv, il a été pendant plusieurs semaines dans la zone des combats et dans l’impossibilité de la quitter. Sorti de l’enfer, sa première intervention publique l’a conduit à réfléchir avec un autre écrivain, Lubko Deresh, sur comment rester un être humain pendant la guerre.
Je relèverai également l’aspect linguistique : deux des textes présentés ont été écrits en russe ; leurs auteurs, Volodymyr Rafeenko et Olena Stiajkina, étaient reconnus dans ce qu’on appelle la littérature russe de l’étranger. Aujourd’hui, leur langue de création est l’ukrainien. Cela traduit un mouvement général de distanciation à l’égard de la Russie par la pratique linguistique, accélérée depuis 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbas.
La littérature est-elle à même de transformer un pays-frontière en pays qui possède ses propres frontières ? Pourquoi ?
La littérature a une importance particulière pour un peuple sans État, ce qui a été longtemps le cas de l’Ukraine. C’est en créant une œuvre littéraire qu’on prophétisait et affirmait l’existence de l’Ukraine elle-même. Les dissidents ukrainiens du Donbas soviétique, Oleksa Tykhy et Ivan Dzuba entre autres, criaient leur désespoir face à la russification de cette région. Les écrivains ukrainiens du Donbas d’aujourd’hui nous démontrent – comme tant d’autres avant eux – que ce n’est pas parce qu’on a quitté sa maison qu’on n’y pense plus, que cet attachement est peut-être d’autant plus fort qu’on regarde de loin et qu’on regarde de l’intérieur de soi. Les événements récents font changer les clichés sur cette région, encore plutôt russophone, mais qui est tout aussi ukrainienne que l’ensemble du pays. Comme l’a dit Serhiy Jadan dans les premières semaines de la guerre : « Nous écrivons l’histoire et nous l’écrivons en ukrainien. »
Ces textes sont-ils représentatifs d’une littérature ukrainienne ?
Les auteurs sont pour la plupart des personnalités importantes de la scène littéraire ou intellectuelle ukrainienne. Et ils ne font pas que représenter leur région : Lubov Yakymtchouk œuvre pour la meilleure connaissance de la poésie ukrainienne futuriste, victime de la répression stalinienne, en travaillant en particulier sur Mykhail Semenko. Olena Stiajkina a repris ses travaux historiques sur les femmes à l’époque totalitaire.
Quelle place la Russie occupe-t-elle dans la littérature ukrainienne ?
Dans la littérature contemporaine, je dirais que cette place tend à se réduire. Je ne me souviens pas d’un livre russe ayant provoqué des discussions ces dernières années, alors que je peux me remémorer sans peine les discussions autour d’Olga Tokarczuk, d’autres auteurs polonais, ceux des Balkans, pour ne rester que dans le voisinage est-européen. Je découvre les auteurs américains ou anglais en lisant la critique ukrainienne !
En revanche, le marché du livre reste encore déséquilibré, avec une présence importante de livres édités en Russie, notamment en ce qui concerne la littérature populaire ou la littérature classique. Les maisons d’édition ukrainiennes tentent de reprendre la maîtrise du marché ukrainien, y compris en ce qui concerne l’édition en russe, où les grands éditeurs de l’Est ukrainien souffraient de cette concurrence directe avec le livre importé (j’entends essentiellement la littérature classique ou relevant du domaine public). De fait, on peut acheter Tchekhov ou Boulgakov, édités en Russie ou édités en Ukraine. Les auteurs ukrainiens de langue russe sont édités sans aucun problème et, lorsque tel est le souhait de l’éditeur et de l’auteur, les livres sont édités en deux versions, comme ceux d’Andreï Kourkov, dont les derniers romans ont paru simultanément en russe et en ukrainien.
J’ai déjà évoqué l’aspect linguistique avec le passage des russophones à l’ukrainien, qui ne pourra, il me semble, que s’amplifier depuis le 24 février et avec chaque atrocité commise, la langue russe étant assimilée à la langue de l’agresseur et à son projet d’anéantissement de l’Ukraine. N’oublions pas non plus qu’un des prétextes invoqués pour l’agression était la défense de la langue russe, dans un pays où le bilinguisme et la mobilité linguistique constituaient une norme. Et, bien que l’Ukraine construise un État nation inclusif et sans distinction reposant sur l’origine ethnique, l’appartenance religieuse ou linguistique, bien que les régions russophones se soient levées et résistent toujours avec un courage inouï à l’envahisseur russe, je pense que le choix de l’ukrainien prendra de l’ampleur. Car il faut garder présent à l’esprit que cette russophonie est avant tout le résultat de la politique soviétique de russification.
Et quelle place l’Europe occupe-t-elle dans cette littérature ?
L’Europe ou l’esprit européen est une référence. Le choix a été définitivement fait dans les discussions des années 1920, en Ukraine soviétique, lorsque l’écrivain Mykola Khvyliovy, dans un cycle de pamphlets parus en 1926, a clamé pour l’Ukraine la nécessité de « l’Europe psychologique » comme seul vecteur du développement et unique gage de sa réussite. Il l’a payé de sa vie, tout comme cette génération emportée par la terreur stalinienne dans les années 1930, et qu’on appelle la « Renaissance fusillée ».
Je rappellerai aussi que l’œuvre fondatrice de la littérature ukrainienne est l’Énéide travestie (1798) d’Ivan Kotliarevsky (1769-1838), inspirée de l’épopée de Virgile, où les Troyens deviennent des Cosaques, et Troie l’État cosaque, l’Hetmanat détruit mais promis à une reconstruction. À l’époque, alors que les entités cosaques ukrainiennes étaient absorbées par la Russie, leur souvenir, chéri par les élites et le peuple, avait trouvé des formes d’expression littéraires, avant de se transformer de nouveau, presque un siècle plus tard, en revendications politiques.
Olena Stepova, qui écrit de courts récits, utilise largement l’ironie et l’humour. Est-ce là aussi que le combat peut avoir lieu, y compris dans les situations désespérées ?
Oui, cet humour est salutaire. Je me réjouis de la présence de ces billets dans le livre en observant la situation actuelle, où de nouveau sur les réseaux sociaux fleurissent les blagues, les images humoristiques et les textes allant de l’ironie au sarcasme. Malgré l’horreur.
Vous préparez actuellement une anthologie de poésie ukrainienne. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
Il s’agit d’une édition bilingue dans une collection dédiée à la poésie centre-européenne et je remercie de tout cœur Guillaume Métayer pour ce projet. Il y aura aussi quelques poèmes dans le prochain numéro de la prestigieuse revue Po&sie. Je suis très heureuse de ces publications tout en regrettant les circonstances terribles qui ont suscité cet intérêt pour la littérature ukrainienne. Et cependant, même aujourd’hui, il faut penser plus loin et je voudrais terminer par les paroles de l’écrivain et poète ukrainien Serhiy Jadan qu’il écrit presque tous les soirs dans ses postes sur les réseaux sociaux depuis Kharkiv : « Demain, nous nous réveillerons un jour plus près de notre victoire. »
Propos recueillis par Gabrielle Napoli