Méphisto 2.0

Le titre de son livre est une allusion transparente à l’ouvrage célèbre de Victor Klemperer sur la manipulation du langage par les nazis (LTI, la langue du IIIe Reich). Mais pour débusquer les origines de la dégradation de la parole par le langage des machines, le psychanalyste Yann Diener élargit la focale sur les recherches d’Alan Turing, l’inventeur de l’algorithme.


Yann Diener, LQI. Notre Langue Quotidienne Informatisée. Les Belles Lettres, 112 p., 13,50 €


L’objectif est de comprendre ce que les ordinateurs font à nos esprits pour contaminer notre usage de la parole et la transformer subrepticement en « communication », mettant ainsi « en réseau » nos vies, nos représentations et jusqu’à nos valeurs. Ni technophobe ni technophile, Yann Diener s’inquiète de la réduction programmée du domaine de la langue, qui est aussi celui de la liberté.

Cryptogrammes, QR codes, numérisation des démarches, algorithmes, messageries électroniques nous formatent à notre insu, appauvrissant notre rapport au monde et aux autres. « En linguistique, rappelle-t-il, on différencie la parole et le code du langage. Le code fixe le sens conventionnel des mots : c’est la part de convention du langage ; la parole est une création singulière : quand on parle, on s’appuie sur cette convention, y compris quand on prend des libertés. » C’est là le pouvoir de « l’énonciation » : le ton, le rythme, les modulations de la voix, le choix des images qui constituent « la part singulière de celui qui parle ». Or la généralisation du système de codage réduit la marge de la parole, « la polysémie, les malentendus, l’équivoque et l’humour » ; et « la numérisation, soit le passage par les nombres, nous donne l’illusion de maîtriser nos pulsions, en particulier la pulsion invoquante – le circuit de la voix ».

LQI. Notre Langue Quotidienne Informatisée, de Yann Diener

L’École 42, institut de formation de développeurs informatiques (Paris, 2015) © Jean-Luc Bertini

En remontant la généalogie de l’ordinateur, l’auteur met en évidence la dimension démiurgique, quasiment religieuse, de cette histoire. L’idée d’une « machine universelle », capable de faire tourner un programme à l’aide d’un calculateur autonome, est formulée par Alan Turing ; John von Neumann la développera pour concevoir l’architecture de nos « computers ». Le cœur de cette machine, Turing le nomme curieusement « oracle », introduisant dans cette technologie naissante une référence à l’intervention divine.

Yann Diener suit cette piste : l’origine du mot français « ordinateur » nous y ramène. En 1955, le responsable de la publicité chez IBM consulte le philologue Jacques Perret, par ailleurs théologien catholique, pour la traduction du terme anglais « computer ». Perret lui suggère le mot « ordinateur », non sans relever « l’inconvénient » de sa relation au vocabulaire de la théologie – l’adjectif « ordinateur » « désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde ». C’est pourquoi, observant que de nombreux termes de l’informatique sont au féminin – trieuse, tabulatrice, etc. –, le professeur à la Sorbonne lui préfère « ordinatrice », qui aurait l’avantage de séparer la machine de cette référence religieuse… On connaît la suite : de « l’oracle » d’Alan Turing au cœur d’une machine qu’il qualifiait d’universelle – le sens du mot grec « katholikos » – à l’ubiquité du numérique dans nos vies, la boucle est bouclée.

Le livre de Yann Diener est un carnet, tenu jour après jour pour constituer un « état des lieux des territoires de la parole saccagés par nos petites novlangues quotidiennes et machiniques » ; il en a l’allure parfois désinvolte, alternant réflexions serrées, savantes digressions, observations du quotidien, souvenirs personnels, traits d’humour, références historiques ou littéraires. On retrouve avec plaisir le ton direct de l’auteur de la chronique hebdomadaire de Charlie Hebdo « Totem et Tabite ». Celle-ci porte d’ailleurs souvent sur le langage, ou sur son expérience d’analyste, ou les deux. Ici, il dénonce la « jargonaphasie informatique » – une aphasie avec jargon (1) – en particulier lorsqu’elle se répand à l’hôpital, et notamment par l’usage généralisé des sigles : « Une novlangue médico-sociale bourrée de sigles, qui sont autant de mots effacés, a fleuri sur le fumier du lexique néolibéral. » Selon lui, ils sont les signes d’une forme de déni, une manière d’objectiver une réalité profondément subjective, comme les TND, les « troubles du neuro-développement ». Dans le secteur de la petite enfance, souligne-t-il, « où l’on pourrait s’attendre à une attention particulière portée aux singularités, on rencontre beaucoup d’infectes abréviations ».

LQI. Notre Langue Quotidienne Informatisée, de Yann Diener

Le lien est ainsi fait avec le vocabulaire managérial, par exemple en temps de pandémie. Au lieu de renforcer les moyens à l’hôpital, on met en place une plateforme à l’intitulé ronflant « Renfort RH Crise » censée attirer des « extras » dont, comme sur Tinder, les profils matchent avec un besoin de « renfort RH » : « Le soin et l’accueil réduits à une appli. » En psychiatrie, le retour en force du traitement par électrochocs apparente le cerveau à un ordinateur et l’on a pu entendre certains de ses partisans employer le terme « reset » – réinitialisation – pour désigner l’opération.

Tout cela n’est pas sans conséquences. Lorsque la parole s’absente, les corps s’effacent par abrasion des affects. Dans Malaise dans la civilisation, Freud observait déjà que nous ne faisons pas corps avec nos prothèses, même lorsqu’elles décuplent nos capacités motrices et cognitives. Et dans un séminaire de 1965, Lacan s’insurgeait contre les psychanalystes anglo-saxons adeptes de la théorie de l’information, qui réduit les sujets à des émetteurs ou des récepteurs : « La psychanalyse n’est plus rien dès lors qu’elle oublie que sa responsabilité première est à l’endroit du langage », soulignait-il alors.

Dans les années 1960, alors que les portables n’existaient pas encore, les ordinateurs étaient d’énormes machines « ingurgitant des cartes perforées et recrachant de longues bandes de papier ». Pourtant, Georges Perec avait eu la vision prémonitoire d’un « computer pour tous, portatif et obligatoire », dans une chronique de la revue Arts et Loisirs. Cette machine déciderait pour nous « du choix d’un film à aller voir, d’un roman à lire, d’un restaurant à découvrir, d’un cadeau à faire ». Dans ce monde, prédisait-il, « chacun aura à cœur de conserver par-devers soi la fiche perforée porteuse de ses diverses caractéristiques (âge, taille, sexe, gains, goûts, phobies, projets, etc.) ».


  1. « Trouble aphasique caractérisé par l’abondance de paraphasies phonémiques et sémantiques, avec déformation des mots, néologismes, en l’absence de lésion des organes dédiés à la parole » (dans un dictionnaire médical cité par l’auteur).

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