La musique, le Japon, la guerre

Un écrivain japonais, qui a vécu à Paris et qui écrit en français, Akira Mizubayashi, raconte ce qu’il advint d’un musicien japonais qui étudiait à Paris avant la guerre et dut rentrer dans son pays fin septembre 1939 pour y être intégré dans l’armée. Il n’abandonna pas que sa « reine de cœur » ; il y perdit beaucoup plus.


Akira Mizubayashi, Reine de cœur. Gallimard, 240 p., 19 €


Mizubayashi est déjà connu des lecteurs francophones qui apprécient l’originalité de son regard, entre France et Japon. Il imagine cette fois un jeune altiste, simple et raffiné, que la situation de son pays en guerre contraint à accomplir des horreurs qui le brisent. Un tel résumé peut donner l’impression qu’en guise de personnages, ce sont des symboles qui nous sont présentés ; des deux cultures, de la musique face à la barbarie. L’art du romancier est de réussir à en faire des personnages vivants qui nous émeuvent.

Cela tient évidemment à l’usage de la langue ainsi qu’à la construction en abyme du livre : le regard porté par le lecteur sur les héros en titre redouble celui que porte un autre personnage qui va progressivement focaliser l’essentiel de l’attention et de l’investissement affectif. Cela tient peut-être aussi au choix de l’alto, cet instrument toujours présent dans le livre, perçu dans un perpétuel entre-deux, entre le violon et le violoncelle, comme on passe de la France au Japon. Après trois chapitres dont l’insoutenable violence pourrait décourager d’aller plus loin, le livre se lit avec le plaisir que suscite la tendresse pour des personnages attachants.

Reine de cœur, d'Akira Mizubayashi : la musique, le Japon, la guerre

Classe d’alto du Conservatoire national supérieur de musique (1929-30) © Gallica/BnF

Japonais lui-même, l’auteur peut s’autoriser une vigoureuse mise en cause du militarisme japonais de la fin des années 1930. Le raffinement de l’empereur le fait s’exprimer dans une langue que personne ne comprend, et c’est pour appeler à un « honorable suicide de cent millions de Japonais ». Nous mesurons ainsi le degré de liberté de ceux qui étaient « volontaires » pour piloter des avions kamikazes. Les sujets d’Hirohito n’ont certes pas eu le monopole de la violence démesurée, mais nous découvrons ici des mécanismes de pouvoir étrangers à la mentalité occidentale. Par exemple, le fait que l’ordre donné par le plus minable sous-fifre doive être tenu pour émanant de l’empereur en personne. Mizubayashi se permet de dénoncer des mécanismes collectifs dont son pays n’a pas à être fier. Il n’est pas si fréquent que l’on nous donne ainsi à comprendre la logique qui a pu être celle du pouvoir militariste dans son lien avec le shinto. Cette dénonciation de la violence guerrière nous toucherait sans doute moins directement si son livre n’était pas arrivé en librairie quinze jours après le début de l’offensive russe en Ukraine, à un moment où nous pouvons à notre tour craindre de nous retrouver en 1939.

Notre auteur, donc, écrit en français et sa double culture est précieuse, musicale et littéraire. Son héros est musicien, altiste, et les grands noms du Conservatoire national lui sont familiers, ceux des années 1930 comme ceux de notre temps. Il connaît bien l’imaginaire associé à cet instrument, les morceaux favoris de ces musiciens, au nombre desquels la transcription pour alto des Suites pour violoncelle de Bach, la Symphonie concertante K. 364 de Mozart, le Don Quichotte de Richard Strauss. Ses héros partagent aussi une extrême sensibilité à la Huitième Symphonie de Chostakovitch dont un chapitre entier raconte en détail le déroulement, une symphonie dénonciatrice des absurdes destructions de la guerre. Peu de romanciers qui parlent de musique le font de façon aussi évocatrice et précise. On lit avec les oreilles.

Il est question d’un livre, intitulé L’oreille voit, l’œil écoute, qui raconte l’histoire que nous sommes en train de lire. Et ce livre joue un rôle important pour l’héroïne qui y découvre, racontée de façon étonnamment précise, l’histoire de ses grands-parents. Le romancier imagine donc qu’un homme en âge d’être son fils a écrit un roman qui raconte exactement ce que lui-même est en train de raconter. Et l’on devine assez vite que tel sera le ressort de l’intrigue qu’il construit, dont nous supposons qu’elle n’est pas tout à fait étrangère à ce que lui-même a pu vivre. On ne s’étonne pas que les personnages de la fiction rencontrent des êtres non fictifs, comme l’altiste Gérard Caussé ou le spécialiste de Chostakovitch qu’est le chef Mariss Jansons. Il est tentant d’écouter leurs disques pendant qu’on lit le roman, imitant ainsi ce que faisait l’auteur de L’oreille voit, l’œil écoute pendant qu’il écrivait. Ajoutons à l’enchâssement des mises en abyme que nous sont aussi présentés des extraits de journaux intimes, dont le personnage de l’auteur dit s’être servi pour son roman à lui. Et un de ces journaux est écrit tantôt en japonais tantôt en français, comme, d’une certaine manière, le livre que nous lisons.

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