La relève de la poésie palestinienne

Qui mieux qu’Abdellatif Laâbi pourrait rappeler la poésie palestinienne à la mémoire du lecteur francophone ? Traducteur de Mahmoud Darwich et de Samih al-Qassim, auteur dès 1970 d’une première Anthologie de la poésie palestinienne de combat, suivie vingt ans plus tard de La poésie palestinienne contemporaine, rééditée en 2002, le poète marocain est de retour avec une troisième anthologie consacrée cette fois aux nouvelles voix de la poésie palestinienne. Réunis par son confrère l’écrivain et journaliste Yassin Adnan, les textes retenus sont l’œuvre de treize poétesses et treize poètes nés entre 1974 et 1998. L’anthologie réunit des plumes actives aussi bien à Jérusalem, à Gaza et à Ramallah qu’aux quatre coins du globe, de la Jordanie au Canada, en passant par la France, l’Allemagne, l’Italie, la Turquie et l’Islande.


Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi. Points, 192 p., 7,90 €


« Fait rare dans l’histoire de la littérature, le nom d’un pays, la Palestine en l’occurrence, est devenu en soi une poétique », observe Laâbi dans son introduction. Après les précurseurs des années 1930 et la génération reconnue des années 1960-1970, celle de Darwich, al-Qassim, Tawfiq Zayyad, Fadwa Touqan et d’autres, cette nouvelle constellation de voix vient renforcer la parole poétique palestinienne à l’échelle locale et diasporique. Dénonçant « le silence qui entoure depuis de nombreuses années le sort du peuple palestinien », Laâbi souligne à juste titre l’urgence de cette publication et la nécessité de « donner de la voix contre le déni et l’organisation de l’amnésie ». Dans un champ poétique en renouvellement continu, l’anthologie relève d’un exercice d’écoute et de partage et réaffirme avec force une solidarité que d’aucuns, y compris dans le monde arabe, s’emploient à ternir ou à effacer.

Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui, par Abdellatif Laâbi

Au nord de la Cisjordanie © CC3.0/Mujjadara

Sans surprise, l’anthologie est traversée par le motif de la terre et l’image d’une Palestine menacée et incertaine. Anas Alaili annonce que « le pays qui s’est amenuisé comme un nuage d’été / va bientôt s’éparpiller / laissant de petites taches sur la carte ». Associée aux thèmes de la naissance et de la fertilité, « la terre commune / intraitable », comme la désigne Rajaa Ghanim, refuse néanmoins d’abdiquer et continue de respirer à l’ombre des oliviers et des amandiers. Souvent à l’écoute de la nature, les nouvelles plumes palestiniennes y puisent de nouvelles formes d’expression. Chez Hind Joudeh, un poème sur l’eau permet de traduire l’ambivalence du vécu et la persistance de la nostalgie. Pour Yahya Achour, le plus jeune poète de l’anthologie, les éléments naturels ouvrent un horizon de fuite et de réincarnation.

Jamais nommée, la Palestine semble s’effacer pour laisser place à un large espace poétique où se lisent l’anxiété du poète, la précarité de son quotidien et la peur sous toutes ses formes, dont celle, désormais familière, de l’expulsion, comme dans ces vers éloquents de Najwan Darwish : « Ils vont m’expulser de la ville / avant la tombée de la nuit / Je n’ai pas payé la facture de l’air, disent-ils ». Au fil des pages, on déambule entre les geôles et les blocs de ciment et on passe des cellules d’isolement aux salles des urgences. De temps à autre, surgit l’écho douloureux de ce rêve de pays jamais exaucé : « J’ai dépensé des années de ma jeunesse à scander : / Un seul État du Fleuve à la Mer ! », constate avec amertume Asmaa Azaizeh.

Marquée par cette souffrance, la quête d’un chez-soi donne lieu à plusieurs variations poétiques. Ainsi, Enass Sultan demande qu’on lui prouve qu’elle a bien une demeure alors qu’Amina Abu Safat fait un parallèle entre la solitude et le sentiment d’être « vacante / comme les maisons des vieilles / et des déplacés ». On note la récurrence du thème de l’exiguïté, qu’il s’agisse des trottoirs « étroits » où se côtoient « fuyards » et « rêveurs » (Ashraf al-Zaghl), d’une maison qui ressemble à « un aquarium étroit » (Hassan Makhlouf), ou de la vie devenue « simplement trop étroite » pour une femme qui meurt dans l’anonymat et l’indifférence (Colette Abu Husseïn).

L’anthologie donne à lire une tension entre l’intérieur et l’extérieur, entre le besoin de s’ouvrir au monde et la crainte d’être emporté par la violence et le chaos. Là où Mazen Maarouf parle de se substituer à une porte pour s’interdire « de sortir vers la fosse du monde », Hesham Abu Asaker évoque le « je » malléable d’un poète devenu une « dépouille de l’inquiétude » qui s’étend entre la ville et la pierre. Dans la plupart des poèmes, l’ailleurs devient presque une nécessité vitale, indissociable du besoin de se reconstruire une existence et une communauté. Dans un poème aux accents tragicomiques, Ghayath al-Madhoun rêve de pouvoir « recycler » ses amis tués en « compagnons d’occasion ».

Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui, par Abdellatif Laâbi

Vue de Ramallah © CC4.0/Anthony Baratier

Ce goût pour l’image humoristique et décalée n’est pas fortuit. Al-Madhoun émet l’hypothèse intéressante que tout ce qui entoure le peuple palestinien « ressemble à une métaphore sortie d’un monde virtuel ». Le vécu palestinien est constamment traduit, réinterprété, transcendé. D’un poème à l’autre, se dégage un sens partagé de la résilience qui frôle le miracle, cette manière de réinventer la résistance avec les ingrédients de l’amertume et du désespoir.

Ce mode de résistance se déploie dans le traitement de la mort, souvent associée à la naissance et à la généalogie. De la solitude du martyr aux tombeaux des êtres aimés, la mort hante les poèmes et devient souvent un point de repère personnel ou familial. « Les morts ne m’ont jamais quittée », constate Abu Husseïn ; « Il n’y a que les vivants qui l’ont fait ». Évoquant la mémoire des siens entre la Palestine des aïeux et le Koweït de l’exil paternel, Joumana Mustafa écrit : « Mon grand-père est mort là où il était né / Mon père est mort là où nous sommes nés / Mon triple nom est devenu vivant / traînant des morts ». Dans le poème, ces trajectoires parallèles disent autant la solidité du lien intergénérationnel que le poids de l’absence héritée et perpétuée.

On l’aura compris, la poésie palestinienne d’aujourd’hui s’acharne à lutter contre les ruptures de l’histoire et les blessures de la mémoire. « Je suis un homme plein de trous », écrit Makhlouf ;  « Je suis venu au monde / pour combler le vide avec du sens ». Cela revient à interpeller les absents et à ranimer le souvenir des disparus. Dans des fragments poétiques autour de l’absence, Raid Wahach éclaire le « demi-visage » d’un prisonnier torturé dont le portrait est reconstitué par le monologue de sa mère. Chez Alaili, le simple ourlet d’un vieux pantalon ressuscite la figure maternelle en incarnant l’« héritage encore vivant » de son travail manuel.

À la douleur individuelle ou collective, cette « masse lourde, épaisse » (Ashraf Fayad), « crue et à point » (Razan Bannoureh), s’oppose la sensualité des corps qui se découvrent ou se retrouvent. Les déclarations d’amour se font dans « la langue de la terre / et son dictionnaire » (Ghanim). L’identité palestinienne se réinvente à la faveur d’une ouverture, voire d’une inversion des perspectives, comme dans cette brillante définition de Fayad : « Être sans pays / veut nécessairement dire être palestinien ». Le besoin constant de parler au monde nourrit le dialogue avec d’autres espaces historiques ou littéraires. Au détour d’un poème, on croise Dante et Baudelaire, Christophe Colomb et Tariq ibn Ziyad. Loin d’être anecdotiques, ces déplacements font apparaître la question palestinienne sous de nouvelles lumières. Ainsi, dans un poème de Tarik Hamdan, l’écoute de la Marseillaise lors d’une cérémonie de naturalisation française à la mairie devient le lieu d’une expérimentation suggestive : « J’imagine Rouget de Lisle / dans une des banlieues de Jérusalem / s’abritant derrière un rocher / écrivant ces paroles pour affronter l’occupation ».

Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui, par Abdellatif Laâbi

Nombreux sont les poèmes portés par l’énergie du mouvement et l’obsession du chemin à emprunter. Les sujets poétiques palestiniens sont souvent en partance, entraînant la poésie dans leurs pas, comme dans ces vers de Hala Chrouf : « nous ne sommes pas des jumelles / mais nous saurons de quoi parler / Tu es ma bosse et moi ta lanterne ». Sur le ton de l’injonction aphoristique, Abu Asaker renchérit : « Ne sois pas le chemin, mais son œil. Ne sois pas sa volonté, sois sa démarche et le bâton de ses erreurs ». S’adressant autant à eux-mêmes qu’à leurs lecteurs, les poètes palestiniens cherchent une issue dans un monde qui semble par moments condamné, comme dans cette interrogation rhétorique d’Abu al-Hayyat : « Connaissez-vous une route conduisant à la perte / qui n’aboutisse pas à une colonie ? »

Il y a dans cette nouvelle anthologie la preuve éclatante que l’avenir de la poésie palestinienne est déjà là, niché dans les expériences de ces hommes et de ces femmes déterminés à prolonger le souffle de leur écriture. « Je ne manquerai pour rien / l’argile précoce / de ma vie future », promet Chrouf. On devine que l’avenir de cette poésie passera par la force du verbe et la variation de l’expression poétique. Rola Sirhan fait du poème « une rhapsodie folle », à la fois « psalmodie, chant et prière ». Une telle variation n’atteindra en rien la fonction politique de la poésie palestinienne. Pour s’en convaincre, il suffit de suivre ce raisonnement implacable de Marwan Makhoul : « Pour écrire une poésie / qui ne soit pas politique / je dois écouter les oiseaux / Et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ».

Traduite dans la langue limpide et séduisante de Laâbi, portée par l’audace et la créativité de ses motifs poétiques, enrichie par la diversité de ses thèmes et de ses sensibilités, la poésie palestinienne d’aujourd’hui perfectionne les leçons du passé et ouvre des sillons pour l’avenir. Miroir inaltérable d’un peuple et d’une cause, elle se veut à la fois agissante et lucide, comme dans ces vers de Makhoul : « Peut-être qu’avec ce que nous écrivons / nous n’allons pas changer le monde / mais nous portons un coup de griffe / à sa pudeur ».

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