Un roman de déformation

Un écrivain reçoit un mystérieux tapuscrit qu’il doit lire en vingt-quatre heures en échange d’une belle somme d’argent. Il s’agit des mémoires d’Angel Carvajal, un ancien combattant de la Phalange espagnole devenu membre des services d’espionnage franquistes en Afrique du Nord au moment où se préparent les mouvements de décolonisation. Pourquoi l’écrivain reçoit-il ce texte ? Comment expliquer l’existence de ces mémoires que Carvajal écrit alors qu’il dit être déjà mort ? Ces deux énigmes suffisent à tenir en haleine le lecteur jusqu’à la fin du roman, mais c’est bien avant cela qu’on comprend que le livre de José Carlos Somoza ne tiendra pas ses promesses.


José Carlos Somoza, L’origine du mal. Trad. de l’espagnol par Marianne Million. Actes Sud, 320 p., 22,80 €


Prometteur, L’origine du mal de José Carlos Somoza l’est à plusieurs égards. Les thèmes abordés, les personnages choisis, les points de vue littéraires qu’ils impliquent, sont, comme souvent chez ce romancier espagnol d’origine cubaine, originaux. Comparé à la plupart des fictions historiques qui traitent de la guerre civile espagnole et du franquisme, le thriller de Somoza a deux traits d’audace. Le premier est que, au lieu de se concentrer sur une intrigue péninsulaire, il situe l’action principale dans les territoires coloniaux d’Afrique du Nord ; la présence espagnole au Maghreb, des guerres du Rif à l’établissement des deux villes autonomes que sont Ceuta et Melilla, est pourtant, à de rares exceptions près, un chapitre oublié pour la littérature espagnole. Le second est de prendre un protagoniste du côté des franquistes au lieu de choisir le camp des victimes républicaines ou anarchistes. Deux pas de côté qui auraient dû assurer au récit à la fois un véritable intérêt historique et un développement profond de la psychologie des personnages, notamment de ce héros sympathique, plein de bon sens et de gentillesse qui se retrouve officier dans l’une des armées les plus sanguinaires de l’histoire moderne. Enfin, Carvajal faisant partie des services de renseignement espagnols au Maroc et en Algérie au moment où le FLN prépare l’indépendance, le roman de Somoza aurait pu offrir une vue imprenable sur les ressorts de l’erratique politique internationale franquiste d’après-guerre et les relations complexes que l’Espagne entretient avec son passé colonial.

L’origine du mal, de José Carlos Somoza : un roman de déformation

Absent au rendez-vous, José Carlos Somoza finit plutôt par faire des pas de travers. D’abord dans le rapide aperçu qu’il donne du contexte pré-guerre civile dans lequel tout semble suggérer que la violence politique était le monopole de la gauche. Le narrateur n’hésite pas à décrire la cruauté des assassinats commis par les « rouges », d’autant plus qu’elle sert à justifier son engagement auprès de la Phalange et son entrée dans la violence. Par exemple, lorsqu’il accepte de participer à une ratonnade, ce n’est qu’en réaction à la mort de « deux camarades […] assassinés à Séville ». Mais même là, le protagoniste parvient à imposer sa clémence et empêche son groupe de fascistes d’exécuter en pleine rue un couple de socialistes. Ainsi, la guerre éclate sans que le jeune Angel Carvajal ait vu la Phalange commettre la moindre atrocité.

Le narrateur fait également l’impasse sur les horreurs de la guerre d’Espagne grâce à une fièvre paludéenne qui survient fort à propos pour l’éloigner du front. Certes, Somoza n’avait peut-être pas pour objectif de s’attarder sur le conflit de 1936-1939 – auquel il consacre au total quatre pages. Ce n’est pas une raison suffisante pour concevoir un narrateur dont les œillères aveuglent. D’autant plus que cela appauvrit la consistance du personnage central, un « Ange » par antonomase, qui traverse les pires crises du XXe siècle sans jamais commettre d’écart et sans que ses certitudes et ses valeurs morales, qu’il résume lui-même comme une modération abhorrant les extrêmes, soient ébranlées.

On pourrait objecter que la situation d’énonciation oblige le narrateur à donner cette vision de lui-même et de l’histoire car les mémoires qu’on lit sont ceux qu’Angel Carvajal rédige pour expliquer sa disparition à sa femme et à ses enfants. Pour être crédible, ce récit doit être partial : il aurait été bien étrange de lire, sous la plume d’un membre de la Phalange, que les franquistes étaient un ramassis de réactionnaires fanatiques et violents. Cela dit, il existe d’autres techniques narratives qui favorisent le doute sur les récits proposés et qui servent à nuancer les visions étriquées de la réalité. C’est ce qu’aurait permis de faire la structure du roman gigogne, le récit dans le récit emprunté par Somoza. Il en fait par moments un bon usage, notamment lorsque la voix du narrateur contemporain, cet écrivain qui lit le tapuscrit, donne son avis sur le texte : « Que de métaphores, de prose exaltée. On voit qu’elle vient de l’époque où lire et écrire déchaînent les passions. » Ce commentaire est d’ailleurs bien senti, car l’une des principales qualités du roman de José Carlos Somoza – et de la très juste traduction de Marianne Million – est d’avoir su trouver le style ampoulé qui convenait aux mémoires d’un franquiste féru d’histoire et de littérature, et de l’opposer à celui, un peu plus oral et direct, du narrateur contemporain.

Mais alors, pourquoi ne pas profiter de cette voix actuelle pour porter un regard distancié sur les mémoires du franquiste ? On aurait pu moquer, par exemple, sa vision du monde arabe, on ne peut plus stéréotypée – tout y passe, du marchand de tapis fier et fourbe du souk d’Alger à l’adolescent comparé à Aladdin parce que jeune et algérien, du « parler indien » d’un informateur : « Tout ce que Abdul saura, Abdul le dira sans attendre de récompense… », à la mention des Mille et Une Nuits comme seule et unique œuvre de l’esprit arabe. Mais c’est que pour pouvoir railler l’orientalisme vieillot d’Angel Carvajal, il aurait fallu d’abord mettre en doute sa parole. Or, le narrateur contemporain traite le récit du franquiste comme un texte foncièrement sincère, et l’intrigue du roman est construite pour que les mémoires de Carvajal, occultes jusque-là, soient enfin révélés au public dans toute leur vérité.

« Sa main serre la mienne avec force. Nous restons l’un à côté de l’autre. Je sais enfin ce que je souhaite lui dire. Je me penche, je lui parle à l’oreille.

– Don Angel, je crois aux mots. »

L’origine du mal, de José Carlos Somoza : un roman de déformation

José Carlos Somoza © D. R.

Cette scène finale, où le narrateur contemporain rencontre avec émotion un vieillard de quatre-vingt-dix-neuf ans qui s’avère être Angel Carvajal lui-même, n’est pas seulement d’un goût discutable, mais constitue en réalité le dévoilement de la grande faille du roman : ne pas avoir su donner d’autres versions de l’histoire que celle du témoignage d’un espion espagnol de seconde zone. En l’occurrence, José Carlos Somoza dit s’être beaucoup inspiré de la vie de Victor Martínez-Simancas, un membre des services d’intelligence espagnols en Afrique du Nord, dont la famille et les amis sont devenus ses principaux informateurs. Forcément, cela donne un récit d’une grande naïveté historique. D’abord, parce qu’il ne réussit pas à se défaire de la figure du héros – qui se dit dans le roman par l’affection spontanée et sans raison que lui porte le lecteur du manuscrit. Quelle différence avec, par exemple, le traitement des personnages chez Javier Cercas ! Dans Les soldats de Salamine, livre qui a signé le début du boom de la littérature de la mémoire historique en Espagne, Cercas prend pour personnage central un phalangiste notoire, Rafael Sánchez Maza, qui fut sauvé de l’exécution par un républicain inconnu. L’auteur décide de chercher le héros qui fut capable d’un tel geste d’humanité et croit le trouver en la personne du milicien Miralles, exilé en France. Cependant, à travers cette quête, Cercas découvre surtout que la figure du héros est un besoin de la littérature plutôt qu’une réalité historique. Rien de semblable chez Somoza, qui préfère rendre héroïque un personnage qui ne l’est guère plutôt que d’écrire un roman sans héros.

Dernière naïveté historique du thriller de Somoza : croire qu’il est possible de relier trois phénomènes historiques aussi distincts que la guerre civile espagnole, les indépendances des pays du Maghreb et le terrorisme islamique contemporain sans prendre en compte la diversité des contextes qui les ont favorisés. Sur son site web, José Carlos Somoza explique qu’en lisant la biographie de Martínez-Simancas il a « compris que certains des évènements mentionnés pouvaient avoir une répercussion très claire dans le présent, non seulement espagnol, mais mondial : le terrorisme islamique, le supposé affrontement entre deux cultures ou deux manières de voir le monde, les fanatismes… et la vengeance ». Pour que le roman illustrât cela, il aurait fallu que les évènements historiques eussent un rôle à jouer dans les rebondissements de l’intrigue. Or, elle se déroule en vase clos et l’Afrique du Nord n’est qu’un lointain décor pour une pièce où ce qui se joue réellement est la trahison d’Elías Roca, double hyperbolique du protagoniste qui finit par ordonner l’exécution de son meilleur ami. Mais même là, l’évolution psychologique de ce personnage complexe n’est que très peu traitée, et Somoza préfère présenter un stéréotype de méchant espion cynique et clairvoyant car proche de ceux qui dirigent le monde – un groupe de familles qui fait et défait les destins des nations.

Résoudre ainsi l’énigme par le complot revient à transformer l’Histoire en intrigue au lieu de bâtir l’intrigue sur l’Histoire. Dans ce thriller, les évènements historiques sont toujours autre chose que ce qu’ils semblent être, y compris le djihadisme, dont la présence est, par ailleurs, anecdotique et peu liée à l’action principale. En fin de compte, le choix des sujets relève aussi de cette naïveté : quitte à établir des liens entre le passé colonial de l’Espagne et le monde contemporain, il aurait été sans doute plus porteur de s’intéresser à la question migratoire dans les côtes africaines espagnoles ou à la situation du Sahara occidental – ancienne colonie espagnole dont le statut est toujours disputé.

Depuis une vingtaine d’années, la littérature et le cinéma espagnols ont tâché de briser le « pacte de l’oubli » et de récupérer la mémoire historique pour offrir des récits sur la guerre civile et le franquisme faisant preuve de nuance et d’ouverture. Le roman de Somoza, dans lequel les personnages franquistes sont soit innocents, soit manipulés, dans tous les cas absous, n’est pas de ceux-là. En ce sens, on pourrait penser qu’il s’agit d’un roman d’amnistie qui, tout en parlant d’histoire, contribue à l’amnésie.

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