Journal d’un dehors interdit

À compter du 23 mars 2020, l’écrivain portugais Gonçalo M. Tavares, confiné à Sintra, près de Lisbonne, a écrit chaque jour un texte publié en ligne sur le site du journal local Expresso. Tout commence par cette phrase : « La NASA suspend ses recherches sur la Lune. » On ne sait pas si c’est une information produite par un média, ou une remarque notée par l’écrivain. L’agence spatiale américaine s’arrête, et c’est un (non-)événement. Ce travail d’écriture, quotidien et public, s’est arrêté le 20 juin 2020, pour des raisons d’épuisement : « Une évidente violence physique, tenir ce journal. » Le Journal de la peste est aujourd’hui traduit en français par Élodie Dupau.


Gonçalo M. Tavares, Journal de la peste. Trad. du portugais par Élodie Dupau. Bouquins, 400 p., 21 €


Entre mars et juin, chaque jour, Gonçalo M. Tavares produit un texte « comme si c’était le dernier », écrit-il dans la préface du livre qui les rassemble tous, « non pas car je pensais que j’allais mourir, ou que la fin du monde approchait, bien sûr, mais dans le sens où je mettais toute l’énergie de la journée dans le texte – ne pas garder des munitions pour le jour suivant : c’est maintenant ou jamais ». Gonçalo M. Tavares a ainsi écrit quatre-vingt-dix textes composites, en pleine pandémie de Covid-19. L’ensemble forme son Journal de la peste.

Journal de la peste, de Gonçalo M. Tavares : journal d'un dehors interdit

Gonçalo M. Tavares © Jean-Luc Bertini

La performance d’écriture quotidienne tient tour à tour du protocole, du rituel, et du geste nécessaire pour ne pas devenir fou, en ces temps bizarres où « quelqu’un a touché à la machinerie du monde et a baissé le son ». Ce qui éclate au premier chef, c’est le flux des informations que capte et enregistre Gonçalo M. Tavares. Le texte est littéralement criblé de nouvelles, venues des quatre coins du monde confiné, et de natures tout à fait diverses. Il y a les informations inquiétantes : les taux de chômage et le nombre des morts par pays qui augmentent ; la mort de proches : l’écrivaine Maria Velho da Costa ; les informations dont on ne sait que faire : Boris Johnson a attrapé le Covid ; et les nouvelles politiques inquiétantes venues du Brésil de Bolsonaro.

Et puis, il y a les informations proprement inouïes. Le 28 mars : « Dans La Repubblica, ils disent qu’en Lombardie, il n’y a plus de grands-parents » ; le 13 avril : « Les obsèques sont dangereuses pour les vivants » ; le 2 mai : « Interdit de s’asseoir sur des bancs faits pour s’asseoir. » Ces phrases, porteuses de nouvelles impossibles au sens strict, ont toutes été vues ou entendues dans le bruit général de ce printemps 2020. Elles constituent des offenses à l’entendement. Avec la vitesse propre de l’écriture, Tavares enregistre ces défis au langage, en même temps que les changements rapides du monde, et son basculement dans un envers angoissant.

Le Journal de la peste n’a donc rien d’un journal intime. Son titre même (« diario » en portugais) désigne aussi bien le carnet privé que le bulletin d’informations publiques. Le livre ressemblerait plutôt à un journal du dehors, alors même que ce dehors est refusé et interdit à celui qui l’écrit : « Quiconque vient de l’extérieur ne peut entrer. Tout le monde est un ennemi potentiel. » Car le confinement n’a pas isolé mais connecté. Et le Journal en porte profondément la trace : « Les humains font un cercle autour des nouvelles. Comme si l’information était un nouveau feu du siècle, et que le siècle était froid. » Les flux, les fils et les liens des nouvelles se concrétisent dans le livre, comme si ce dernier cherchait à rendre matériels, ou à devancer, les fils d’actualités. Tavares cite d’ailleurs le projet – drôle et vertigineux – de Kenneth Goldsmith qui désira un jour imprimer tout internet. Cependant, une mise en garde surgit : « Tout mélange de nouvelles de haute et basse importance à grand galop est une forme de censure par la vitesse ». Bien loin de simplement reproduire le chaos du monde, Le Journal de la peste l’organise un peu, et met en place un montage critique.

Journal de la peste, de Gonçalo M. Tavares : journal d'un dehors interdit

Un jardin d’enfants interdit d’accès pendant la pandémie de Covid-19 à Vila Nova de Gaia (février 2021) © CC4.0/Alchimista

Au tout début du confinement, le 25 mars (soit le deuxième jour du journal), Gonçalo M. Tavares nous rapporte une drôle d’activité : « J’attrape un ange de vingt centimètres de hauteur. / Il est fait d’une matière étrange. / On dirait qu’il est mou en dedans. / Je vais chercher un couteau de cuisine. / Je m’arrête. / Je laisse l’ange et le couteau de cuisine côte à côte. / Est-ce que le couteau va rendre l’ange plus farouche, est-ce que l’ange va ramollir le couteau ? »

Poser un ange en plastique à côté d’un couteau n’est pas qu’une lubie confinée. L’auteur accomplit ici un geste élémentaire (et légèrement inquiétant) de montage entre deux choses qui n’ont a priori aucun rapport entre elles. Cette opération est à l’œuvre partout dans le texte. Tavares juxtapose en effet ses phrases – et ses nombreuses citations – les unes à la suite des autres, en revenant à la ligne à la fin de chacune. Un commentaire peut suivre une citation, qui succède à une remarque qui commente le vers d’un poème, et c’est ainsi que le texte procède. « Godard, encore », note Tavares au mois de juin, car le cinéaste suisse, adepte des effets de montage et des rencontres d’objets, revient cycliquement visiter le diariste.

L’opération poétique du montage crée une foule d’effets de sens. En juin 2020, George Floyd vient d’être tué par un policier, on jette des statues d’esclavagistes dans un fleuve, après les avoir taguées. Le fait est rapporté dans le Journal, mais entrecoupé de propos prophétiques de Bob Dylan sur l’épidémie et d’un souvenir des Romains qui jetaient des pierres gravées d’imprécations. La collision entre ces trois éléments sur la page suscite des images de panique, d’haruspices, ou de malédictions. Le texte propose ainsi des éclats de pensée imagée à sens multiples. L’événement pestilentiel transparait alors dans son étrange temporalité, entre la nouveauté et des souvenirs antiques.

Le Covid-19, avec la « distanciation » qu’il impose, s’avère bizarrement brechtien. Car ce qui compte dans la pandémie ce sont les distances. Tavares écrit : « Peu importe les choses, ce qui importe c’est l’espace entre les choses. » Exactement comme dans le montage. Ce qui compte, c’est l’espace entre les choses, l’air entre l’ange et le couteau, et tout ce qui passe dans cet air, contaminé ou non.

Journal de la peste, de Gonçalo M. Tavares : journal d'un dehors interdit

Une hypothèse émerge : « Le deuxième XXIe siècle a commencé à Wuhan. / Le premier, au World Trade Center, en 2001. » Que faire face aux troubles (nouveaux) d’un siècle (nouveau, lui aussi) ? Tout au long de ses textes, Gonçalo M. Tavares s’emploie inlassablement à figurer ce qui se passe avec le Covid-19, et toutes ses conséquences. Le 15 mai 2020, l’écrivain apprend, par exemple, que 198 mutations du virus ont été identifiées en laboratoire. Un projet naît alors, celui de donner « 198 noms pour un virus. Début : 1 – Celui qui est dans l’expectative 2 – Celui qui se cache 3 – Celui qui empêche de sortir 4 – Celui qui empêche de rentrer ». Tout le journal fourmille de projets artistiques semblables, d’idées de livres, de listes, ou de propositions plastiques nouvelles, souvent drôles, et toujours bizarres. Tavares cherche à donner des formes, des noms, une matière ou des sons au virus invisible qui se déploie dans l’air. « Imaginer des spécialistes dans la rue détectant le bruit du virus. »

« Difficile de comprendre une tragédie dépourvue de sang. » La peste nouvelle, dont les formes et les manifestations visuelles manquent, réclame de nouvelles façons de la dire. « Cette fin du monde-là n’était jamais arrivée. » L’apocalypse, quand elle advient, trouve souvent des formes qui savent nous surprendre. Elle risque alors de passer inaperçue. Le Journal forge, empiriquement et artisanalement, des outils (la citation et le montage) qui nous mettent à la hauteur de l’événement. Il formule des hypothèses pour son appréhension, et sa figuration.

Mais Tavares pousse l’écriture de la crise d’un degré de plus. En effet, sous le cauchemar politique de la peste, l’imagination se déchaine. Un jour, l’auteur formule le projet d’aller au zoo applaudir les animaux à la sortie du confinement. Un autre, il imagine des drones qui diffuseraient à chacun, du charpentier au ministre, des consignes pour accomplir leurs tâches. Ailleurs, il songe que la rue interdite est comme de la lave, et que la nourriture est dans la zone du diable. Ces délires, et ces images à la Jérôme Bosch, rendent visible et donnent un aperçu de la crise en cours. Le Journal nous laisse aussi parfois avec des questions belles et béantes : « À quoi sert la beauté quand tout le monde est chez soi ? »

Fait de citations, de lectures, de montages et de poésies, le Journal de la peste appartient à ces livres conçus dans (et pour) les temps qui « ne sont pas doux ». Si l’effort du diariste de la peste coûte à son auteur et l’épuise, il provoque une évidente joie de lecture. Joie à propos de laquelle le poète allemand Hölderlin, sous l’égide duquel Tavares dépose son journal, écrivait : « Tu me dis que la joie est plus immortelle que le souci et la colère. »

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