C’est l’histoire d’une écrivaine, Sophie-Anne Delhomme, qui croise une photographe, Olivia Fougeirol, une ville, Los Angeles, et son peuple de paumés. Elles se lient d’amitié. L’écrivaine écrit sur les paumés de la photographe qui sont aussi ceux de la ville.
Sophie-Anne Delhomme, Sunset Paradise. Avec six photographies d’Olivia Fougeirol. Exils, 141 p., 16 €
On peut dire que c’est la photographe, Olivia Fougeirol, et ses photographies qui ont inspiré le livre de Sophie-Anne Delhomme. D’ailleurs, quelques-unes y figurent. Mais en même temps on ne peut pas dire que le texte de l’une illustre les photos de l’autre. Ou l’inverse.
Leur association a ceci de plus intéressant que la photographe, Olivia, est non seulement la stimulatrice du livre mais qu’elle en est aussi l’héroïne. Elle en est le personnage principal, ou fédérateur. C’est autour d’elle que s’organisent les figures d’un ballet, le ballet qu’est le livre, son sujet. Olivia est par conséquent à l’extérieur des pages aussi bien qu’à l’intérieur. Regardeuse et regardée. Instigatrice et reproduite. Maîtresse du jeu et manipulée, ou, du moins, car le mot est trop fort, captée à son tour, prise en photo par les mots et enfermée dans le livre.
Le projet et sa réalisation a cette première originalité. La seconde, c’est son organisation. Une série de fragments, qu’on peut dans un premier temps considérer comme des « pastilles », et puis finalement qu’on qualifie, si on les examine, si on les lit vraiment, de photographies écrites (en cela des rivales des clichés d’Olivia), celles d’un paysage urbain multiple, impossible à fixer autrement qu’en séparant, qu’en isolant au moins quelques-unes de ses composantes. À savoir, des humains en transit, sans abri, en quête d’une maison, et au moins de quoi vivre, ou survivre.
C’est pathétique et drôle. C’est tendre et c’est terrible. C’est une façon d’envisager la Cité des Anges sous un autre angle. Le titre le rappelle. Non pas, comme on s’y attendrait, Sunset Boulevard, mais Sunset Paradise, plus explicite encore. Le crépuscule d’un paradis, la fin du rêve. « Need a miracle », propose une pancarte tendue par un de ces paumés.
Les personnages semblent parfois sortis de nulle part. Ce qui est vrai, si nulle part est la marge dans laquelle ils survivent, dans laquelle ils paraissent parqués, sous un ciel envahi de corbeaux. En vérité, ils sont comme aimantés par certains lieux. Il y a l’autoroute, non loin de là la plage, la mer, le shelter dans lequel ils refluent pour dormir, et surtout le salon de coiffure en plein air, qui vient régulièrement s’y installer, couper gratis cheveux et barbes à femmes et hommes, enfants.
Olivia, la photographe, y trouve inspiration et matière à clichés. En fait, elle se sent proche d’eux, itinérante comme eux, « elle travaille sur la solitude, la sienne et celle des autres ». Elle n’a qu’un seul point fixe, qu’un objet qui la tienne, son appareil photo. « Elle serait morte sans l’art. »
Sophie-Anne Delhomme voit avec ses yeux à elle, à travers ses photos et probablement ses récits. On ne sait si elle-même a rencontré ceux dont elle parle. Mais peu importe, elle en parle si bien.
On fait, grâce à ses mots, la connaissance de ceux qui luttent encore : « Il est musicien. Ce qui est important c’est que son crâne soit bien rasé autour de son chignon blond. Il a toute la vie devant lui pour réussir mais il faudrait que ce soit maintenant. Il est fauché, c’est chiant. »
De ceux qui n’ont plus d’espérance : « Elle est arrivée là, toute seule, au bout de cette pelouse de terre et d’ordures, après un périple dans une géographie de ponts, de friches, de soubassements. Elle attend quelque chose, c’est écrit sur la pancarte qu’elle tient contre elle et qui fuit dans le rétroviseur. Anything. »
Des éblouis naïfs : « La plage est à deux blocs, blonde elle y court musique aux oreilles, queue de cheval qui danse, jambes dorées bondissant de son tee-shirt rose. »
Des animaux : « C’est un coyote, il est mort. À moins qu’il ne dorme, la bouche dégorgeant de groseille. À moins qu’il ne s’abandonne aux chauds rayons du soleil, allongé sur l’un d’eux, striant l’asphalte d’une large ligne rosée par le sang qui colore la fourrure de son ventre doux. »
Mais le plus renversant n’est pas là. « Olivia l’a vu la première. Elle raconte la stupeur, et même la peur qui a saisi l’assistance, elle a pensé Wouahou ! elle a pensé c’est lui, The One. » Pour elle, il est la beauté. « Le regard très bleu derrière ses lunettes noires, grimaces, figures tourmentées, un théâtre à lui, il est David le héros qu’elle attendait. » Pour tous, il est un ange qui a perdu ses ailes, un sacrifié, un crucifié, « de l’escarre d’écorché ».
David habite le livre comme l’esprit d’Olivia, sa présence est trop forte pour qu’on l’oublie, qu’on s’en débarrasse ; il disparaît soudain comme il était venu, il fait défaut, il manque. « Olivia y voit l’essence même de la réalité des homeless. Volatile, transient. C’est là et ce n’est plus là. » Il reste de lui des photos, que David n’a pas vues, qu’il n’a jamais demandé à voir. « Agité, souffrant, David offre à l’objectif ses contours douloureux. Autour du cou, le gilet de sauvetage rafistolé, deux pneus VTT, un câble de caoutchouc, du scotch. »
On peut voir la photo de David dans le livre, on peut voir les lunettes et le gilet de sauvetage qui paraît l’étrangler, la bouche ouverte, pour quoi ? un cri ? Olivia parle de sa beauté, chacun de sa douceur, de sa bonté. Un ange. Mais à Los Angeles le paradis n’est pas pour lui.