Teréz, ou la mémoire du corps est le premier roman traduit en français d’Eszter T. Molnár, écrivaine née en 1976 à Budapest. Si le thème qu’il aborde n’est, hélas, pas nouveau puisqu’il s’agit d’abus sexuels et de violences faites aux enfants et aux femmes, ce roman le traite d’une manière très originale. En trois récits différents, l’autrice décrit comment chacune des trois narratrices essaie de vivre et de se reconstruire après un viol subi dans l’enfance. Mais, comme si la langue maternelle hongroise portait les séquelles de l’outrage et ne parvenait pas à tout dire, l’allemand et l’anglais viennent en renfort ponctuer les différents épisodes (ces passages sont naturellement eux aussi traduits en français) : trois langues ne seraient donc pas de trop pour approcher l’indicible, quand se réveille la blessure toujours présente dans la chair.
Eszter T. Molnár, Teréz, ou la mémoire du corps. Trad. du hongrois par Sophie Aude. Actes Sud, 256 p., 22,50 €
En ouverture du roman d’Eszter T. Molnár, le bref récit d’une agression sexuelle sur une fillette, commise par un ami de son père au cours d’une partie de pêche tandis que le canot dérive dans les roseaux à l’abri des regards. Comme pour mieux signifier que le viol est une blessure définitive, profonde, béante, les trois pages inaugurales d’une sobriété glaçante sont intitulées « Gouffre », tel l’abîme qui s’ouvre tout à coup et où l’enfant s’enfoncera d’autant plus brutalement que ses parents ne lui seront d’aucun réconfort.
Les récits qui suivent montrent les répercussions de ce viol sur la vie ultérieure de la victime, en offrant trois versions différentes. Leurs titres respectifs, « Ville », « Pays » et « Fleuve », esquissent sous des dehors anodins le décor banal et universel d’un drame qui n’en finit pas, une géographie succincte du malheur. Deux sur trois des jeunes femmes qui se confient dans le roman sont l’une et l’autre mères d’une petite fille portant le prénom de Dina – celui qui est attribué dans la Genèse à la fille violée de Jacob. Mais il y a entre les trois narratrices tant d’autres ressemblances, par-delà leurs différences, qu’on les considère vite comme trois avatars d’une seule et même personne, nommée Teréz, qui partagent le même traumatisme subi dans l’enfance. Dans l’espace incertain qui sépare la réalité vécue de la réalité fantasmée, des symptômes identiques se manifestent chez elles, perpétuellement ballottées qu’elles sont entre la colère, la douleur et le déni. Si toutes ont choisi l’exil, c’est parce que l’adieu au sol natal et à la langue maternelle devrait leur permettre d’oublier ce qui sans cesse se rappelle à elles, de surmonter ce qui empêche de parler et parasite leur relation aux autres, dans la famille, au travail ou avec les voisins.
Emportent-elles un dictionnaire dans leurs bagages ? L’autrice fait en tout cas un usage littéraire inattendu de cet outil indispensable à qui voyage ou émigre : un texte en deux langues à la fin de chaque chapitre en reprend la traditionnelle disposition en colonnes, et l’incorpore purement et simplement au corpus du roman. Mais le mot inscrit en caractères gras n’est ni traduit, ni défini : il ne fait qu’introduire un appendice au chapitre, écrit en anglais ou en allemand, comme si l’une ou l’autre de ces langues apprises par la narratrice lui permettait d’en dire plus que sa langue maternelle. Comme dans un ouvrage bilingue, le texte en langue étrangère est placé à gauche, et la colonne de droite en offre une traduction (le hongrois étant bien sûr ici remplacé par le français).
On connaît le processus psychologique qui conduit une victime à se dévaloriser, à se sentir coupable, et les trois jeunes femmes sont en effet promptes à avouer leur indignité et à endosser la responsabilité des malheurs qui leur arrivent : « J’ai forcément fait quelque chose de mal pour que mon mari ait dû prendre ses jambes à son cou, ou bien je suis une traînée, si c’est moi qui l’ai quitté », dit la première. Bel exemple de somatisation peut-être, elle finit par être hospitalisée dans un service de cardiologie.
Le deuxième récit revient sur l’origine de ce sentiment de culpabilité en formulant clairement ce qui n’était que suggéré : l’auteur du viol s’était noyé. À la première violence s’en ajoutait une autre, et une autre encore infligée par un père qui n’avait pas cru sa fille et l’avait accusée d’avoir laissé mourir son ami. De victime, voilà la fillette transformée en criminelle – tandis que sa mère, au lieu de la protéger, s’enfermait dans un silence complice. Le jour où son mari frappe à son tour la femme qu’elle est devenue est paradoxalement un jour faste, puisqu’il la libère du poids qui l’accable et qu’il lui rend l’usage des mots : « Tout m’est revenu, le viol, l’eau, la colère, et j’ai su alors que personne ne pourrait plus jamais me faire taire. » Le récit peut alors entrouvrir une porte vers un dénouement plus heureux grâce au personnage de Baqil, un exilé libanais qu’elle comprend et qui la comprend, tant leurs passés douloureux les unissent.
La perspective change encore dans le troisième récit, lorsque Teréz revient après le décès de sa mère dans la maison de ses parents et explore les « strates sédimentées depuis les 25 dernières années ». Comme les autres, elle a caché dans la cave de la demeure familiale de menus vestiges de son enfance, mais elle se débarrasse aussitôt de presque tout. « Je m’appelle Teréz et je suis une survivante » : c’est elle sans doute qui verbalise le mieux ce qu’elle ressent, la raison de ses silences, l’impossibilité purement physique d’oublier « parce que le corps se souvient ». Quand son amie lui envoie une chanson de Bertrand Cantat, elle jette son portable dans la machine à laver. Une ultime promenade dans ses souvenirs douloureux la conduit à conclure, et c’est aussi la dernière phrase du livre, que « l’obscurité est parfois plus sûre que n’importe quel foyer ».
Pour traduire en images ce que les mots peinent à dire – le désordre intérieur, la trace indélébile de l’agression –, différents tirages d’une même photo de photomaton précèdent chaque récit. En partie recouverte par les fragments d’une page de dictionnaire, on y voit une fillette aux longues nattes dont le regard à la fois mutin et sournois semble défier l’observateur. Une autre manière pour l’autrice de suggérer le parasitage de la langue et l’irréparable outrage qui empêchent la fillette de se construire et de s’aimer, et qui la conduiront, une fois devenue adulte, à avoir avec les hommes une relation ambivalente de soumission et de rébellion, et des rapports complexes à la maternité.
Les trois histoires explorent donc systématiquement les conséquences du viol subi dans l’enfance. Elles le font dans une langue concise, précise, imagée (« la solitude s’échappait de moi comme l’air d’un matelas gonflable troué »), laissant à chacune des narratrices l’initiative du récit. Les commentaires en anglais ou en allemand suggèrent surtout que la langue maternelle est disqualifiée pour dire comme il le faudrait ce qui s’est accompli. « Je viens d’endroits où trop de bruit ou trop de silence étouffent les cris », dit l’une des narratrices. Quoi de plus urgent alors que de quitter un lieu, une famille, une langue définitivement entachés d’ignominie ? Mais, malgré les distances et les frontières franchies, le désir d’oubli et de reconstruction se heurte sans cesse à la résistance du corps quand l’esprit croit avoir gagné.
« Je suis meilleure pour les départs que pour les arrivées », dit la Teréz du deuxième récit, découvrant comme les autres que l’installation dans un nouveau pays est aussi un leurre, comme si le corps meurtri ne parvenait jamais à se fondre totalement dans l’espace où l’on espère recommencer sa vie. Le choix de s’exprimer dans une nouvelle langue n’est pas simple non plus : « Je pense en trois langues et je fais des erreurs dans les trois », dit l’une d’elles, expérience évidemment partagée par tous ceux qui peinent à vivre dans un autre pays, émigrés aux prises avec une langue qui ne se laisse pas facilement apprivoiser, et qui restent toujours étrangers aux yeux des autres : en décrivant la vie de ses héroïnes, le roman d’Eszter T. Molnár aborde aussi le terrain social.
Mais les difficultés ne sont pas insurmontables, et c’est dans sa nouvelle langue que la dernière narratrice résume son parcours : « Il a d’abord fallu que j’oublie de rester muette. Je ne sais même pas si j’en serais capable dans le pays d’où je viens. C’est plus facile ici. En allemand j’apprends à parler, c’est plus tard qu’on apprend à se taire. » Après le silence auquel l’enfant avait été réduite, le détour par une langue apprise, innocente, permet désormais à l’adulte de retrouver la parole : ne pas la prendre relèvera cette fois de sa propre liberté.