L’arsenal des sanctions pénales comprend depuis longtemps des peines alternatives à l’incarcération, plus à même de remplir les objectifs que la loi leur fixe : en premier lieu, réduire la récidive. Dans Éprouver le sens de la peine. Expériences de vies condamnées, Jérôme Ferrand, Fabien Gouriou et Olivier Razac ont fait le choix de s’intéresser aux peines de probation à travers les témoignages des probationnaires. Deux constats : ces peines ne sont pas si « alternatives », et s’inscrivent presque autant que la prison, dont elles sont indissociables, dans une logique répressive.
Jérôme Ferrand, Fabien Gouriou et Olivier Razac, Éprouver le sens de la peine. Expériences de vies condamnées. Éditions du Commun, 320 p., 16 €
La probation désigne l’ensemble des sanctions pénales restrictives de liberté en dehors des murs de la prison. Elle présente des avantages indéniables par rapport à la prison. Elle est plus humaine, car plus inclusive ; plus juste, car proportionnée, prenant en compte la situation du condamné ; plus efficace, car plus responsabilisante. C’est pourquoi, depuis les années 1970, le nombre de personnes condamnées en probation a été multiplié par six. Ce recours accru aux peines de probation n’est pas corrélé à une baisse des incarcérations : celles-ci ont été multipliées par 2,5 pendant la même période, sous l’effet de politiques pénales de plus en plus répressives. Les peines de probation ne viennent donc pas « à la place », mais « en plus » ; elles s’ajoutent d’ailleurs bien souvent à une peine d’incarcération.
C’est à travers l’expérience de vie des personnes condamnées que les auteurs d’Éprouver le sens de la peine ont choisi d’étudier la probation française. La profusion des témoignages retranscrits témoigne de leur démarche : « c’est à la compréhension du monde des probationnaires qu’est consacré ce travail ». Les voici donc, ces probationnaires, qui s’expriment tout au long de la deuxième partie de l’ouvrage. Premier constat : ils ont souvent fait l’expérience de l’incarcération pendant leur parcours pénal. La prison est donc une « référence centrale de leur rapport à la peine », écrivent les auteurs. « La menace de l’enfermement ne cesse de hanter le quotidien et siphonne une grande part du sens de l’accompagnement. »
Tout comme il existe un « choc carcéral », l’expérience des probationnaires n’est pas dépourvue de rupture, tant la conduite de la peine implique contraintes et discontinuités, spatiales et spécifiques. Le placement sous surveillance électronique (PSE) conduit à une « carcéralisation du domicile » : les probationnaires se sentent comme prisonniers et n’éprouvent pas la liberté que les magistrats ont l’impression de leur concéder en ne les incarcérant pas. L’accumulation d’obligations et les contraintes spatiales (pointer au commissariat, annulation de permis, rendez-vous au service d’insertion et de probation, obligation de travail, accumulation de démarches administratives) créent un stress permanent et des situations parfois difficiles à vivre. Les auteurs parlent de « colonisation pénale du quotidien ». Ainsi de Marco, un probationnaire qui déclenche l’alarme de son bracelet alors qu’il est au tribunal pour adresser une réclamation concernant une demande de déménagement non traitée dans le cadre de son PSE. Les entretiens menés auprès des probationnaires témoignent de la violence ressentie par les personnes condamnées. Une violence moindre que celle de l’incarcération (« la probation est […] systématiquement jugée au regard de la prison, et c’est pourquoi elle apparaît d’abord préférable », notent les auteurs) mais qui apparaît comme l’extension d’une répression sociale. Par les contraintes lourdes qu’il impose et l’angoisse que ses injonctions contradictoires provoquent, le système probationnaire s’éloigne de sa finalité utilitariste, jusqu’à être ressenti comme une pure sanction.
La justice française est particulièrement lente car elle est pauvre. Cette expérience d’attente interminable est pleinement vécue par les probationnaires, qui « témoignent de dysfonctionnements structurels ou accidentels quasi systématiques qui renforcent ces retards. Éric a attendu deux ans avant d’avoir sa décision d’aménagement de peine parce que le juge d’application des peines était absent », écrivent les auteurs. À chaque étape de la procédure, l’attente et la situation figée empêchent les individus de se projeter dans l’après, puisque la sanction elle-même tarde à venir. Le jugement prononcé, il faut souvent attendre la décision d’aménagement de peine. Samuel l’exprime : « C’est un stress insupportable. On sait pas comment se situer. Enfin, moi j’ai eu peur […] de chercher un emploi, de chercher un logement parce que je connaissais pas la sentence justement qui allait me tomber dessus derrière, donc je savais pas si j’allais partir en prison, si j’allais tout perdre. Donc, je voyais pas l’intérêt en fait euh… de ré-enclencher le processus classique de… de retour à la sociabilisation si on peut dire ça comme ça ». Parfois, d’anciennes condamnations oubliées par le probationnaire sont finalement mises à exécution, ce qui crée un sentiment de découragement, auquel s’ajoute un sentiment d’isolement social, du fait d’interdictions strictes de sorties le soir et le week-end, parfois combinées à une obligation de travail le reste du temps.
Le manque de moyens se traduit également par des audiences très brèves et des rendez-vous très espacés entre le probationnaire et son conseiller d’insertion. Ainsi, « la décision pénale est vécue d’une manière largement dépersonnalisée, désincarnée, anonyme », et impose par la suite des interactions avec des institutions et des personnes peu disponibles, dans un cadre rigide, rendant les relations peu satisfaisantes, dépersonnalisées. Tout cela contribue à un sentiment de perte de sens de la peine et, en définitive, à un découragement : le probationnaire se sent seul et étranger à un système dont il n’a « pas les codes », tout en ayant le sentiment de ne pouvoir compter sur personne, excepté sur la conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP), alliée précieuse dans le dispositif probationnaire angoissant. Si « le dispositif de la probation fonctionne donc malgré tout, au prix d’accommodements et de louvoiements permanents », c’est en partie grâce au dévouement des CPIP.
Éprouver le sens de la peine ne s’attache pas qu’à analyser le mécanisme de la probation, mais s’attarde sur tous les aspects du parcours pénal des probationnaires, et sur les inévitables contraintes auxquelles ils font face. Les contraintes pénales, les probationnaires doivent se les réapproprier : une obligation de travail ou de soin est une contrainte, certes, mais c’est avant tout la possibilité de « s’en sortir » ; par le respect de ces obligations, le probationnaire s’émancipe en quelque sorte de la contrainte, il s’approprie la démarche de soin et l’activité professionnelle, dans l’optique d’un épanouissement personnel et social. On parle « d’effet cadrant » des obligations et de l’action. Encore une fois, le rôle des CPIP est déterminant.
Néanmoins, « l’angoisse de l’incarcération » pèse toujours. Dans cette angoisse, « les probationnaires ne semblent pas disponibles affectivement, intellectuellement, socialement, pour appréhender l’action de la CPIP comme une prise en charge substantielle ». Le suivi accompli par les CPIP s’avère bien souvent insuffisant ; par manque de moyens avant tout, les rendez-vous tendent à se réduire à des formalités, à des contrôles formels du respect des obligations tournés vers l’autorité judiciaire. Faire le nécessaire en attendant que cela passe. La finalité demeure d’échapper à l’incarcération.
En donnant la parole aux probationnaires, les auteurs ne se sont pas contentés de recueillir des témoignages ; ils les ont articulés et reformulés pour structurer une critique du système probationnaire à la française. Outre le manque de moyens financiers, la probation souffre de nombreuses contradictions, jusque dans ses finalités mêmes. Mais le mérite principal de cet ouvrage est de dire que la probation n’est pas une peine alternative indulgente, mais bel et bien une extension du domaine carcéral : une prison à l’extérieur.