Le mot qui sauve

Chez Michèle Finck, la poésie ne saurait être enfermée dans le cadre étroit d’un genre, d’une forme, d’un art. Aussi, dans son nouveau livre, les poèmes alternent avec la prose, et l’émotion poétique, intensément vécue et personnalisée, peut jaillir d’un film (Wenders, Angelopoulos, Bergman), d’un opéra (Schönberg, Berg), d’un tableau (« le Songe de Jacob » revisité par différents peintres, Raphaël, Ribera, Tiepolo, William Blake, Chagall) et de la musique, celle-ci présente dans la trame même de l’écriture, comme un rythme de fond qui ressemble à celui de la mer.


Michèle Finck, La ballade des hommes-nuages. Arfuyen, 276 p., 18,50 €


Le « journal-poème » de Michèle Finck a des accents autobiographiques. Il ne s’agit pas de relater chronologiquement sa propre histoire, mais d’exprimer des moments de l’existence à forte charge subjective, de ceux qui forgent une vie ou dont on ne se remet pas : une autobiographie de l’âme. C’est aussi, et surtout, une lettre d’amour à l’amant interné en psychiatrie qu’elle désigne sous le nom de « Om ». Ce nom n’est pas sans résonance particulière. Phonétiquement, c’est homme, mais aussi, dans la tradition de l’hindouisme notamment, le souffle primordial, un son absolu, à la fois créateur et destructeur de l’univers, porteur de vie et de mort, un son imprononçable dont la voix humaine ne peut offrir qu’une diction approchée.

C’est un mot de cette sorte, mais à dimension humaine, profondément humaine, que cherche désespérément Michèle Finck tout au long de son livre, un seul mot, le « la » de référence qui permettrait d’établir une harmonie, un rapport juste « entre la vie et la mort » », entre sa propre raison et la folie dont est atteint l’être aimé, et ainsi de le guérir. Mais le « mot qui sauve », ce mot qui serait un « mot-geste », demeure introuvable. Elle le cherche partout, auprès du père mort qui ne peut plus répondre, dans la langue hallucinée, entre « création et folie », de Om, en elle-même ou encore auprès de la mer dont la respiration des vagues, comme souvent chez elle, rythme sa langue. Mais le mot se dérobe toujours. Peut-être faut-il alors le laisser venir à soi, peut-être qu’il n’existe pas et qu’il faut l’inventer. Peut-être ce mot est-il sans mot, le silence, comme ces espaces blancs, bouches béantes, que Michèle Finck ouvre dans ses vers entre les mots qui, échappant ainsi à l’écoulement de la phrase, considérés pour eux-mêmes, n’en ont que plus de force.

La ballade des hommes-nuages, de Michèle Finck : le mot qui sauve

La construction du livre adopte, mais en position verticale et en accéléré, le rythme musical des marées. La première partie, intitulée « catabase » est une descente vertigineuse dans la propre intériorité de l’écrivaine habitée par ses souvenirs d’enfance et confrontée à la folie de Om (dont les visites à l’hôpital psychiatrique qu’elle consigne dans un carnet), vers ce qu’elle appelle « la lumière d’en bas ». La deuxième, « anabase », est une montée vers la « lumière d’en haut », à la recherche du « mot qui sauve », celui qui aurait le pouvoir de guérir celui qu’elle aime. Une autre partie, « catanabase », est, comme son nom inventé l’indique, ce double mouvement simultané de montée et de descente où les contraires tentent de fusionner, par la poésie, dans « son corps et son esprit ».

La ballade des hommes-nuages, ces hommes qui « combattent aux frontières de la folie », est un « cri d’amour ». Loin d’idéaliser la folie, Michèle Finck ne cache rien des souffrances qu’elle inflige, le « corps défait par les neuroleptiques », la toux à en vomir, le cerveau à vif, le crâne « scalpé de la fiction des normes, des conventions ». Elle essaie de « se mettre à l’écoute », d’établir une relation verbale avec un être humain devenu inaccessible, qui connaît « l’alphabet des nuages » et parle un autre langage, avec une autre pensée où tout est vécu, espace et temps, simultanément.

Balbutiement, psalmodie, incantation, tel est ce livre qui a par ailleurs des « liens de sang » avec la musique. D’une certaine manière, on peut considérer ces poèmes comme des variations sur « le mot qui manque ». Mais c’est aussi une réflexion sur la poésie sans laquelle Michèle Finck ne pourrait pas vivre.

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