L’integrazione, de Luciano Bianciardi (1922-1971), date de 1960 et fait partie d’un triptyque romanesque avec Lavoro culturale (Travail culturel) et Vita agra (La vie aigre), parus respectivement en 1957 et 1962. Des années, donc, du « boom économique » de l’après-guerre qui a profondément modifié le paysage, la culture, la politique, les rapports humains, en raison de l’essor des villes, de l’industrialisation, du dépeuplement de ce monde rural que célébrait Pasolini comme étant porteur d’un espoir de fraternité, d’authenticité.
Luciano Bianciardi, L’intégration. Trad. de l’italien par Carole Cavallera. Préface de Mario Barenghi. Cahiers de l’Hôtel de Galliffet, 120 p., 16 €
L’intégration, remarquablement traduit soixante ans plus tard en français et préfacé de manière très pertinente par Mario Barenghi, fait de ce moment historique de transformation de la société italienne le thème central d’une fiction développée sur une centaine de pages. Le roman dit l’abandon de Grossetto, la ville natale de Bianciardi, dans la Maremme toscane, par deux frères qui « montent au nord », à Milan, la capitale lombarde se transformant au rythme frénétique de la « spéculation immobilière » dénoncée par Italo Calvino à la même époque (La speculazione edilizia, 1957). Milan apparaît aux deux frères comme le lieu même où ils pourront inventer leur vie, au plus loin de la provinciale Grossetto, de ses rituels de promenades quotidiennes rythmant les heures, la répétition des travaux et des jours. Ces deux espaces, Grossetto et Milan, sont décrits comme les deux pôles antithétiques de « la-vie-que l’on-vit ».
Grosseto est l’espace ouvert de la « passeggiata » dominicale, évoquée par Bianciardi avec un grand sens de l’économie narrative dans l’art de la notation : « Il y avait de la place pour se promener à son aise : sur le cours le trafic était dévié et les gens pouvaient s’arrêter pour saluer leurs connaissances, faire risette au petit, qu’il avait grandi, que Dieu le bénisse, se donner des nouvelles de la santé des parents ». Et, dans ce roman où la binarité dit la scission entre le rêve et l’intégration-soumission à la pesanteur de la réalité, Milan est vécue comme un chaos : un immense chantier, des aveuglements de palissades pour tout horizon, une succession de lieux fermés, comme ces trottoirs, couloirs exigus où les talons aiguilles des femmes allant au travail claquent sur le bitume en rythmant les mouvements de ces « êtres-seuls » dans le flot silencieux des passants. Un monde minéral, hostile, évoqué ici encore avec un sens aigu de la notation de la « chose vue » : « Chaque place, chaque évasement de rue, là où on pouvait peut-être espérer que serait moins exiguë la tranche accordée aux piétons était en réalité occupée par des plaques d’herbe anémiée, appelées tapis verts, qui nous étaient interdites, des aires impraticables : partout des panneaux, menaçants et offensifs, qui recommandaient ce minuscule surcroît d’espace à notre éducation, nous promettaient une sanction si on osait franchir la clôture de fer. »
L’intégration dit, de façon ironique, avec alacrité, avec fureur, avec résignation, l’étouffement de « la-vie-par-laquelle-on-vit » sous l’inéluctable acceptation de « la-vie-que-l’on-vit ». Cette opposition est empruntée aux commentaires de Giorgio Agamben sur les méditations franciscaines au sujet des deux formes de la vie, un dualisme fondamental que chacun est amené à affronter (1) ; le même Agamben fait de cette opposition un thème essentiel du roman, depuis Henry James, le « laboratoire » même de la question des formes de vie : « le lieu où la recherche de la coïncidence entre les deux vies a trouvé son laboratoire le plus sophistiqué est le roman moderne ». Et, de fait, L’intégration, roman largement autobiographique, dit l’échec de cette quête de « coïncidence » pour l’intellectuel « engagé » qu’était Bianciardi, compagnon de route du Parti communiste italien, traducteur de l’anglais pour vivre. On verra dans la succession des deux amours du narrateur – un amour passion, Anna, puis, après avoir compris que « dans cette ville […] si tu rentres dans le rang, tu peux trouver un bon travail et vivre bien », un amour « raisonnable » avec Marisa qui deviendra sa femme, solide, « travailleuse » – la métaphore de cette manière de « rentrer dans le rang ».
Sans doute ce roman, dans sa teneur historique, idéologique, existentielle, ne nous est-il pas directement contemporain. La nostalgie qu’il suscitera peut-être chez un lecteur italien aujourd’hui ne saurait être transposée pour un lectorat français qui le découvre plus d’un demi-siècle après sa parution. Une nostalgie « provinciale » pour cette Italie rurale, peuplée de « lucioles », tardivement disparue : autant d’images couleur sépia sans doute encore vivantes dans les mémoires familiales au-delà des Alpes, une nostalgie encore aussi pour ce moment historique du « miracle économique » ; mais, pour un lecteur français contemporain, c’est peut-être une étrange résonance (politique, idéologique) avec son propre temps que suscitera sa lecture. Le roman de Bianciardi évoque, allusivement, les événements de Hongrie (1956) comme l’instant où l’illusion du « Grand Soir » commence à s’estomper pour le « peuple de gauche » italien. Ces événements disent plus encore la fin de l’utopie, celle d’une alternative à ce monde vécu, subi par les deux frères, l’un s’y intégrant, l’autre se marginalisant, mais un monde unique que le roman désigne continûment comme celui de « l’économie de marché ». Une absence d’alternative, une absence de « l’ouvert », qui caractérisent sans doute aujourd’hui notre propre rapport au monde.
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« Les théologiens distinguent entre la vie que nous vivons (vita quam vivimus), c’est-à-dire l’ensemble des faits et des événements qui constituent notre biographie, et la vie par laquelle nous vivons (vita qua vivimus), ce qui rend la vie vivable et lui donne un sens et une forme […] Dans toute existence, ces deux vies se présentent divisées et, toutefois, on peut dire que toute existence est la tentative, souvent manquée et néanmoins sans cesse réitérée, pour réaliser leur coïncidence. En effet, seule une vie où cette scission disparaît est une vie heureuse » (Giorgio Agamben, L’usage des corps, Homo Sacer, IV, 2).