La vie tragique des travailleurs

L’Humanité, devenu en 1907 le quotidien central du Parti socialiste, n’en demeure pas moins l’instrument du rapprochement entre le parti, les syndicats et les coopératives auquel aspire Jean Jaurès, son fondateur et directeur, qui accorde à ce titre sa pleine attention au monde du travail. Entre 1908 et 1914, les frères Léon et Maurice Bonneff publient dans les colonnes de ce journal plus de 250 articles, principalement consacrés au monde – ou aux mondes – du travail, qui s’attachent plus spécifiquement aux entreprises ou aux métiers sur lesquels des grèves ou des rapports d’expertise braquent soudain les projecteurs.


Les frères Bonneff, reporters du travail. Articles parus dans L’Humanité de 1908 à 1914. Présenté par Nicolas Hatzfeld. Classiques Garnier, 415 p., 32 €


Nicolas Hatzfeld, spécialiste du travail ouvrier et des questions de santé au travail, a réuni une centaine d’articles des frères Bonneff, regroupés et présentés par métiers, parfois géographiquement (Normandie) ou à partir de questions spécifiques : le genre, le travail à domicile, les accidents du travail, le travail des enfants, le racolage. Une postface de quelque 25 pages opère une retraversée synthétique, qu’un précieux index thématique autorise également.

Les frères Bonneff, reporters du travail : la vie tragique des travailleurs

Des électriciens tirent leur voiture à bras, à Paris (1923) © Gallica/BnF

Les frères Bonneff sont des reporters de terrain, informés par des correspondants syndicaux qui leur permettent de pénétrer dans des lieux échappant d’ordinaire au regard, parfois au prix de travestissements : dans les égouts de banlieue, la chaufferie brulante d’un remorqueur… L’expérience est à ce point violente qu’elle les contraint parfois à reculer devant cet insupportable qui constitue pourtant le quotidien des femmes et des hommes auxquels ils donnent la parole.

La fresque constituée par leurs articles ne correspond que partiellement au monde du travail tel qu’il ressort du recensement de 1906, souligne Nicolas Hatzfeld. Elle privilégie nombre d’activités de petite et moyenne importance au détriment des grosses branches d’industrie et des mines ; elle se focalise sur le Paris ouvrier, la basse Seine et la Bretagne. Mais cela suffit pour mettre à nu des pans entiers d’une histoire d’ordinaire invisible ou trop rapidement résumée en quelques mots abstraits. La succession ordonnée des articles ne doit pas tromper. C’est bien d’un livre qu’il s’agit ici. Un livre superbement écrit, où la violence dénonciatrice se marie à la rigueur technique et parfois à la poésie. Sa profonde unité tient à trois lignes de force.

Au commencement est le travail. Les frères Bonneff décrivent avec attention les gestes constitutifs de chacun des métiers et les compétences qu’ils requièrent. Ils s’intéressent, sans nostalgie, à l’irruption de machines nouvelles, certes susceptibles d’effets pervers et présentant des risques, dont la perte de l’emploi, mais également facteurs de progrès et d’augmentation de la productivité. Face au « Klondike normand », ils jugent ainsi que « force est d’admettre que le douloureux sacrifice [de la campagne charmante de fraicheur] est imposé par la civilisation » en arguant des bénéfices qu’on pourrait en retirer : « transformation des conditions de vie, augmentation du bien-être matériel qui se manifeste par une augmentation de la santé physique et morale ». À condition que les syndicats s’affirment non seulement comme des « instrument[s] de lutte mais [comme de] possible[s] rouage[s] de la société nouvelle », ainsi qu’a su le faire le nouveau syndicat des commis métreurs, ces « intellectuels du bâtiment ».

Les frères Bonneff, reporters du travail : la vie tragique des travailleurs

Des ouvriers-bitumeurs à Paris (début du XXe siècle) © Gallica/BnF

Cette attention pour le travail et son possible devenir s’accompagne d’une dénonciation des conditions de travail et de vie d’autant plus tranchante et glaçante qu’elle est sans emphase, attentive à donner sobrement à voir et à entendre, soucieuse de laisser au lecteur le soin des conclusions qui s’imposent. Les auteurs des « Métiers qui tuent », de « La vie tragique des travailleurs » ou des « Marchands de folie » savent en effet témoigner de leur humanisme et de leur empathie sans jamais glisser dans la sensiblerie ou le misérabilisme. Ils égrainent des mots terribles émanant souvent de ceux qui subissent les maux correspondants : « cercle de l’enfer », « travail horrible », « pénitencier des enfants », « l’abattoir ou le cimetière ». Ce sont les noms par lesquels les habitants des alentours désignent les usines de fabrication du carton d’amiante ; avec, trop souvent, la mort en embuscade qui « fait de la place aux jeunes ».

Les enquêtes des frères Bonneff consacrent une place majeure au temps de travail – parfois 16 heures pour les cuisiniers, 19 heures tous les jours pour les « pions des collèges ». Les balayeuses se lèvent le matin à 2h45, 3h au plus tard, pour faire la « toilette de Paris ». Leurs articles insistent également sur les accidents du travail, la litanie des amputés et des morts, d’autant plus impardonnable que « les remèdes ne manquent pas, c’est la volonté de les appliquer qui manque », sur les maladies professionnelles que la loi ne reconnait pas. Ils dénoncent la situation des apprentis, « petits valets à tout faire », la surexploitation des femmes et des enfants, victimes des racoleurs dont « l’imagination populaire a fait le redoutable père fouettard au service des verreries », qui travaillent avant l’âge légal, manquent l’école deux cents jours par an pour aller à « cailleux » en rapportant 15 000 francs par an au tâcheron qui les emploie, enfants battus, enfants brûlés pour avoir ralenti la cadence, dans des pages qu’on croirait parfois sorties d’une œuvre de Dickens. Certaines phrases courtes et dépourvues de commentaire retentissent à l’égal du dernier vers du « Dormeur du val ».

Les frères Bonneff accusent les responsables de la misère et de la faim : les « tâcherons », ces « pieuvres du bâtiment », les « économats » qui enchainent le travailleur à perpétuité, la « monnaie de Cayenne », les incitations à l’alcoolisme, les patrons plus soucieux du bien-être de leurs chevaux que de celui de leurs employés, les entraves à l’application des lois sociales, leurs contournements et leurs dramatiques dérogations, s’agissant du travail de nuit des enfants, les arrêtés qui, telle l’interdiction de coucher sur les fours à chaux (plus de 50 morts entre 1906 et 1909), demeurent inapplicables faute de gites ou de dortoirs, la pusillanimité des pouvoirs publics qui devraient pourtant servir de modèle aux entreprises privées…

Les frères Bonneff, reporters du travail : la vie tragique des travailleurs

Des ouvriers sur le chantier du métro parisien (1933) © Gallica/BnF

Ces reporters du social sont aussi des hommes de combat. Ils attirent l’attention sur l’Office du travail et ses rapports, sur les inspecteurs du travail luttant infatigablement contre les entraves patronales et parfois la violence à laquelle ils sont confrontés, en déplorant leur trop faible nombre. Ils soulignent la force du collectif en analysant concrètement les grèves victorieuses et les interactions entre l’action syndicale et la législation sociale, l’importance et la nécessité des syndicats, le rôle des fédérations, des bourses du travail, ces « forteresses du mouvement ouvrier » qu’il convient d’édifier pour combattre l’isolement, en Normandie par exemple. Ils évoquent les formes de solidarité nationale et internationale : les coopératives et leurs soupes communistes, les associations de consommateurs… Ils avancent même parfois des propositions, comme ces « billets du dimanche » à tarif réduit qui permettraient aux « flâneurs du dimanche affamés de verdure et d’air pur » d’aller au-delà des « fortifs », de « leur herbe grise et rabougrie et de leurs dépôts d’immondices », en dessinant au fil des pages les voies d’une émancipation.

Chacun sait que la Belle Époque ne fut pas ce moment de folle insouciance auquel tant de représentations ultérieures l’ont réduite. Mais cette traversée des mondes du travail dont il n’est guère d’équivalent nous entraine beaucoup plus loin que ce que l’on croyait en savoir. Elle constitue simultanément une passionnante approche du droit du travail à l’épreuve des faits et du syndicalisme d’avant-guerre. Il faut remercier Nicolas Hatzfeld d’avoir redonner vie aux textes enfouis des frères Bonneff.

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