Dermot Bolger s’est lancé un défi : faire revivre Sheila Fitzgerald, un personnage bien réel (qui figure déjà dans Toute la famille sur la jetée du Paradis), par l’intermédiaire d’un alter ego romanesque, Eva Fitzgerald. Pourquoi ? Parce qu’il est convaincu d’avoir eu « une relation unique » avec cette femme extraordinaire qui a fait de la quête du bonheur une raison de vivre. Comment ? En lui rendant justice, en écrivant et réécrivant ce roman pendant plus de dix ans, et même en « le reprenant plusieurs fois de zéro ».
Dermot Bolger, Une arche de lumière. Trad. de l’anglais (Irlande) par Marie-Hélène Dumas. Joëlle Losfeld, 458 p., 23 €
On peut rassurer Dermot Bolger : Une arche de lumière est un très grand roman. Depuis les années 1990 et La ville des ténèbres, où l’Irlandais se définissait comme un romancier « gothique », il a singulièrement élargi le spectre de ses préoccupations, tout en restant fidèle à lui-même. Du Ruisseau de cristal jusqu’à Une arche de lumière, reviennent la même obsession et les mêmes mots. C’est la plainte des morts dans Le ruisseau de cristal : « Laisse-nous vivre encore à travers toi, ne nous rejette pas dans les ténèbres où nos noms et nos vies ne voudront plus rien dire. » Dans Une arche de lumière, c’est l’appel que Francis, de l’au-delà, lance à sa mère : « Attends une nuit de plus, Eva. Ton amour nous maintient encore solidement avant que nous disparaissions de toute mémoire humaine, souviens-toi de nous une dernière fois. »
Il y a une sorte de fébrilité chez Bolger : il faut faire vite pour que l’oubli ne gagne pas la partie. Heureusement, la littérature est à l’œuvre, seule capable de garder les morts en vie. Le livre naît d’une profonde empathie qui lie Bolger à Eva/Sheila : elle est le moteur de l’écriture, le secret de la réussite du roman. En Sheila, Bolger a reconnu une âme sœur qui « ne possédait aucun don ou talent en particulier, si ce n’était ce sens de l’empathie enraciné en elle au point d’être à la fois un fardeau et une bénédiction ». Bolger a accompli surtout « a labour of love », un travail où se mêlent la rigueur d’un auteur exigeant et l’affection immense d’un homme pour la femme qu’il a eu la chance de rencontrer. Fille d’aristocrates désargentés, dont la Big House est vendue à l’encan, piégée dans un mariage sans amour, Eva s’enivre d’abord de voyages, au Kenya, en Espagne, au Maroc. Elle finit par comprendre qu’elle a besoin de sa terre irlandaise. Sur son lit de mort, son mari, Freddie, si différent d’elle pourtant, comprend enfin ce qu’est le sentiment « que l’on éprouve à arriver chez soi ».
Sheila mène un combat pour se libérer des « filets » qui, à l’instar de Stephen Dedalus, l’empêchent de prendre son essor – « Tu me parles de nationalité, de langage, de religion. J’essaierai d’éviter ces filets » (Portrait de l’artiste en jeune homme). Il lui faut aussi défendre Francis, son fils bien-aimé, coupable du délit d’homosexualité dans l’Irlande des années 1950 où le pouvoir de l’Église fait peser une chape de plomb. « Vieille folle » vêtue en bohémienne, Sheila vend Peace News (magazine anti-armes nucléaires). Convaincue « d’avoir laissé sa vie passer sans vraiment la comprendre », elle choisit enfin la liberté : « J’ai presque soixante ans et pratiquement aucun revenu. Et je suis heureuse d’accepter n’importe quel petit boulot, s’il me permet de vivre comme je l’entends. » Vivre ainsi, c’est habiter, avec son chien et ses chats, une caravane dans un coin de pré, cette « arche de lumière » où elle peut partager avec qui le désire « le même ravissement enfantin devant le mystère ordinaire des choses simples », où elle saura « éveiller » au vrai bonheur ceux qui, comme Bolger lui-même, veulent bien l’écouter.
Bolger n’avait pas vingt ans lorsqu’il rencontra Sheila Fitzgerald, qui avait donc fait « à un âge avancé, le choix délibéré d’être résolument heureuse ». Eva, en écho, répétera les paroles de sa mère le jour de son mariage : « Quoi que la vie te réserve, promets-moi de te battre bec et ongles pour le droit au bonheur. » Et Dieu sait que le sort n’épargnera pas Eva : mort de sa fille, de sa petite-fille, de Francis, son fils chéri ; projets artistiques contrariés par l’indifférence ou la méchanceté ; abandon de son rêve de devenir écrivaine ou artiste-peintre ; mari mourant lui répétant qu’il ne voit en elle qu’« une marginale vouée à des causes insensées ». Bolger, « porté par la force intérieure de cette femme vue pour la première fois dans un champ du Mayo », lui rend un chaleureux hommage : il dit l’avoir prise pour exemple chaque fois qu’un malheur lui est arrivé.
Où est la fiction ? Où est la réalité ? Bolger a réussi, à force de travail, à les fusionner. La vérité des êtres est dans un territoire dont on ne peut mieux cerner les contours que par l’imaginaire. Ce livre complexe, foisonnant, qui organise un délicat flottement des niveaux du récit, des identités et des émotions, tisse en outre un réseau d’échos avec les œuvres antérieures de l’auteur : par sa connaissance intime du contexte irlandais (Ensemble séparés) ; par sa compassion pour les laissés-pour-compte et les incompris (La ville des ténèbres) ; par la nécessité qu’il sent de réécrire un roman achevé, considéré comme imparfait (Le ventre de l’ange devenu Une seconde vie). Dans l’écheveau narratif offert par Toute la famille sur la jetée du Paradis, Bolger tire ici le fil du destin d’Eva/Sheila Fitzgerald. Et nous invite à partager l’admiration et le respect qu’il voue à une personnalité exceptionnelle que les malheurs n’ont jamais détournée de la fidélité à son idéal.